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et m’avait enivré. Je ne m’occupais ni des mœurs, ni des coutumes, dont je ne me souciais guère ; je regardais, et voilà tout. J’étais le pèlerin des soleils couchans, des lauriers roses et des forêts de myrtes. La question d’Orient ? en quoi pouvait-elle m’intéresser ? N’y avait-il pas des cigognes qui marchaient gravement sur les bords du Méandre et des dromadaires qui ruminaient à l’ombre des pins parasols ?

À Marseille, je m’embarquai sur l’Alexandre, bateau-poste de 150 chevaux qui partait pour Constantinople en faisant escale à Livourne, Civita-Vecchia, Naples, Malte, Syra, Smyrne et les Dardanelles. Le régime du bord était d’une discipline étroite. Ces bateaux, relevant de la direction générale des postes, étaient commandés par des lieutenans de vaisseau de la marine royale, jeunes gens d’une éducation irréprochable, mais qui, trop volontiers, se croyaient sur un navire de guerre. Ils s’imaginaient que leur mission consistait à transporter des dépêches ; pour eux, le passager était un élément secondaire, une sorte de superfétation dont il n’y avait guère à tenir compte. Le règlement, sans douceur, excellent sur une frégate, était puéril sur un bateau aménagé pour le transport des voyageurs. J’en eus un exemple que je n’ai point oublié. J’étais dans les mers de l’Archipel, embarqué sur le Périclès, commandant Fourchon, et j’occupais une cabine de première classe. Un matin, vers huit heures, après que le navire eut été lavé et faubergé, je montai sur le pont ; je portais des pantoufles en cuir verni. J’avais échangé un salut avec le commandant, et je regardais l’île de Cérigo qui s’élevait au-dessus de la mer dans une buée vermeille, lorsque le maître d’hôtel s’approcha de moi et me dit : « Le commandant vous prie de descendre dans votre cabine et de ne vous présenter sur le pont qu’avec un costume plus décent. » J’eus un haut-le-corps d’étonnement et je ne compris pas. Le maître d’hôtel me montra une pancarte imprimée sur laquelle il me fit lire : « Les passagers doivent avoir sur le pont une tenue convenable. — Hé bien ? — Vous êtes en pantoufles. » Il n’y avait rien à répondre, et j’allai changer de chaussures. Cinq minutes après, j’allumai une cigarette ; un contre-maître m’aborda, le bonnet à la main, et me dit : « Il est interdit de fumer à l’arrière. » On comprend, d’après cela, que les paquebots-postes français étaient peu recherchés ; quand les circonstances le permettaient, on leur préférait les bateaux du Lloyd autrichien, où l’on était certain de rencontrer une bonhomie patriarcale qui ne nuisait ni à la discipline, ni à la manœuvre.

J’avais le caractère bien fait — en voyage — et je n’attachais que peu d’importance aux petites tracasseries du bord ; j’avais autre chose à faire, à regarder les saphirs de la Méditerranée que je