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plus souvent elle achetait à deniers comptans. Il n’y avait point de cohésion dans les partis ; « chacun pour soi » était l’universelle devise, et quand il survenait quelque fâcheux hasard, chacun tirait son épingle du jeu. Defoe avait vu de près les manœuvres des puissans du jour, leurs cabales, leurs intrigues, leurs âpres jalousies, leurs impudentes trahisons. Il avait vu sous Guillaume III, qui l’honora de ses confidences, des jacobites solliciter effrontément les emplois publics, tout en négociant avec les émissaires de Jacques II. Il avait vu sous la reine Anne des whigs devenir tories, des tories devenir whigs, et des hommes d’état du plus haut parage qui se ménageaient des intelligences avec tout le monde et tendaient une main à la maison de Hanovre, l’autre à la cour de Saint-Germain. Il ne s’était pas indigné, il ne s’indignait guère ; cette faculté manquait à sa philosophie. Il s’était dit apparemment : « Ces gens-là font des marchés, j’en ferai comme eux. Ils mentent, comme eux je mentirai. J’aurai la joie amère de tromper des trompeurs et de trahir des traîtres. J’y perdrai ma réputation, mon nom sera flétri ; libre à eux d’en disposer comme il leur plaira. Ils ont toute honte bue, je boirai la mienne. Que m’importent leurs insolens mépris, que je leur rendrai avec usure ! Ma hautaine ironie est une imprenable citadelle où je trouverai toujours un refuge ; je les défie d’en forcer l’entrée et d’obliger mon orgueil à leur demander quartier. J’ai dit mon secret à mon conscience ; qu’elle me fasse grâce ! » Quand il mourut, que qu’un lui rendit cette justice, que, si la connaissance trop approfondie des hommes l’avait dégoûté des longs attachemens, il avait toujours défendu la noble cause de la liberté civile et religieuse, en faveur de laquelle il était intervenu dans d’éclatantes occasions. Lui-même avait dit : « Je n’ai jamais épousé que les grands intérêts de mon pays, j’ai servi la vérité et la liberté ; quiconque est de ce parti, je veux être avec lui. »

Defoe s’est vendu tour à tour aux whigs et aux tories, mais il ne se vendait pas tout entier, il se réservait quelque chose. Il considérait sa raison comme un dépôt divin dont il n’avait pas le droit de disposer ; il n’avait garde de la sacrifier aux politiques pervers qu’il contraignait à financer avec lui. Il se laissait employer par les partis, il ne les a jamais courtisés ni flattés ; il a été l’idole de la populace, elle n’a jamais été son Dieu. Quel que fût son mépris pour les vices des grands et des puissans, il ne s’est jamais avisé de comparer les faubourgs de Londres au Mont-Aventin, ni de leur persuader qu’ils étaient les pionniers de la civilisation, l’avant-garde du progrès. Au lendemain d’élections générales, il écrivait : « Ce n’est pas un libre parlement que vous avez élu. Vous avez péroré dans des réunions tumultueuses, vous vous êtes jeté de la boue les uns aux autres ; mais l’élection par la populace n’est pas une élection plus libre que celle d’Olivier Crom-