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réfléchir, des sages et des fous, des sceptiques et des croyans. Nous connaissons un homme du monde qui prétend y trouver un adoucissement à toutes ses peines. Nous avons connu aussi un homme d’église aussi pieux que lettré, qui l’avait appris par cœur pour son édification ; il aimait à réciter ce passage mémorable : « J’atteignis la quatrième année de mon séjour dans l’île, et je chômai cet anniversaire avec le sentiment d’une dévotion consolante. Désormais séparé du reste des hommes, la société humaine m’apparaissait comme un pays lointain avec lequel je n’avais aucun rapport de crainte ou d’espérance. Je la regardais comme nous la regarderons peut-être dans une autre vie, c’est-à-dire comme un état où nous avons passé et d’où nous sommes sortis. Je pouvais adresser au monde ces paroles d’Abraham au mauvais riche : « Un immense abîme s’est ouvert entre toi et moi. » J’étais à l’abri de toute souillure ; je n’avais à craindre dorénavant ni les tentations de la chair, ni la convoitise des yeux, ni l’orgueil de la vie. »

C’est ainsi que, mondains ou dévots, tout le monde trouve son compte et sa pâture dans cet admirable livre. Pour nous qui l’avons relu tout récemment, pendant les derniers jours de la période électorale que nous venons de traverser, nous déclarons que la lecture de Robinson est le meilleur remède aux fatigues et aux dégoûts que peut causer la fréquentation trop assidue des réunions privées ou publiques, et nous estimons aussi qu’avant de prendre la plume pour rédiger leurs manifestes, les candidats à la députation feraient bien de méditer certaines pages où Defoe a révélé tout son génie, c’est-à-dire son lumineux bon sens. Faisons la part des exceptions ; mais, il faut en convenir, c’est en somme une triste chose que la littérature électorale. Le superlatif y foisonne, l’adjectif s’y étale et s’y pavane dans toute sa pompe. C’est le règne du panache et de la phrase, c’est le triomphe de l’exagération et de l’absurde, c’est un défi perpétuel porté à l’humaine imbécillité. Quelles amorces on lui présente ! par quels mensonges on l’amuse ! Les plus modestes promettent à leurs électeurs des places de gardes-champêtres, des recettes, des bureaux de tabac, des subventions, des ponts, des canaux, des chemins de fer ; Dieu sait où ils les prendront. D’autres se font fort de nous débarrasser en un tour de main de tout ce qui nous contrarie et nous gêne ; qu’on les laisse faire, ils supprimeront d’un coup le sénat, la magistrature inamovible, le service militaire et peut-être l’impôt et sûrement le sens commun, qui de toutes les tyrannies est la plus gênante. Nous avons lu une affiche dont le signataire s’engageait à procurer à tous les Français « le bien-être et la gloire. » Nous en avons frissonné de plaisir. Un autre candidat affirmait en se frappant la poitrine que, s’il était nommé, le pain se vendrait à deux sous la livre, le vin à huit sous le litre, qu’avant peu toutes les routes seraient bordées d’arbres fruitiers, qu’il mettrait du poisson