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eût jamais traversées, assailli par des tempêtes, essuyant de terribles naufrages, combattant des ennemis pires que des cannibales, ne s’échappant de leurs mains que par miracle, endurant mille violences et mille oppressions, en butte aux entreprises des hommes, aux attaques du diable et aux châtimens du ciel. » Defoe et Robinson se ressemblaient assurément par un air de famille ; ils avaient en commun cette inquiétude de l’esprit qui cherche le malheur, l’invincible patience, l’abondance des expédiens, l’indomptable résolution. Mais Robinson a été purifié par l’infortune, transformé par la solitude et le repentir ; Defoe a cheminé jusqu’au bout dans ses voies obliques, il est mort dans l’impénitence finale. Il faut croire qu’il y avait en lui deux hommes qui se disputaient : il a trafiqué de sa plume pour faire plaisir à l’un, il a écrit Robinson Crusoé pour s’acquitter envers l’autre. À l’âge des cheveux gris, un jour qu’il s’examinait lui-même et descendait dans sa conscience, il y a découvert une mine d’or vierge, qu’il n’avait jamais eu le loisir ou le courage d’exploiter ; il s’en est servi pour fabriquer un héros. La figure qu’il lui a donnée, il l’avait vue souvent passer dans ses rêves. « C’est moi, a-t-il pu dire, et pourtant ce n’est pas moi. Si quelque naufrage m’avait jeté dans une île déserte et que j’y eusse passé trente années sans avoir affaire à des ministres corrompus et corrupteurs, je serais devenu Robinson. » Quand il contemplait ce héros qu’avait enfanté son imagination et dans lequel il retrouvait une image transfigurée de lui-même, il éprouvait sans doute cette joie mêlée d’étonnement que peut ressentir la courtisane qui est devenue mère et dont le fils mourra sans avoir forfait à l’honneur. Il lui semble, en le regardant, qu’elle a été sanctifiée et bénie dans ses entrailles, que tous ses péchés lui ont été remis, puisqu’elle a donné au monde un honnête homme.

Que tous ses péchés lui soient pardonnés ! il a écrit Robinson Crusoé. Quand nous savourons ce fruit exquis, que nous importe sur quel arbre il a crû et mûri ? Rousseau affirmait que Robinson était le plus heureux traité d’éducation naturelle et il entendait que ce merveilleux livre, comme il l’appelait, composât pendant bien des années toute la bibliothèque d’Émile. Les poètes trouveront toujours du profit à l’étudier pour y apprendre l’art de soutenir une fiction, de donner à leurs imaginations l’air et les couleurs de la vérité. Defoe joignait à l’élévation de la pensée la candeur du récit et une simplicité presque austère de la forme. Lorsqu’on a l’estomac affadi, il faut recourir aux amers ; relisez Robinson, quand vous vous sentirez écœuré par le méchant jargon de certains écrivains du jour, qui, considérant la littérature comme une entreprise de vidanges, marient des grâces alambiquées à la recherche amoureuse de l’ignoble, le précieux au bas et au grossier, la pretintaille à l’ordure. C’est vraiment le livre universel. Il est également goûté des enfans et des vieillards, des curieux et de ceux qui aiment à