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pauvre Robin, qu’es-tu venu faire ici ? » Ce n’est pas avec Jacquot, c’est avec sa conscience que causait Defoe, et elle lui disait ; « Pauvre Daniel, qu’es-tu venu faire dans cette galère ? comment t’es-tu fourré dans cet affreux guêpier ? »

Si nous en croyons M. Minto, Robinson Crusoé n’a été dans la carrière littéraire de Defoe qu’un heureux accident. Lorsqu’il conçut le hardi projet de raconter à l’Angleterre les aventures d’un homme qui, emprisonné dans une île déserte, doit son salut à son héroïque industrie et réussit à se tirer d’une situation désespérée, il se trouvait lui-même dans une passe bien dangereuse. S’étant engagé tour à tour avec tous les partis et les ayant tous trahis, sa versatilité intéressée lui avait attiré de violentes inimitiés, d’implacables rancunes. Les uns le traitaient de renégat, les autres de pamphlétaire vénal. C’est bien de lui qu’on pouvait dire qu’il ne lui restait plus une faute à commettre. Une imprudence, une simple maladresse, c’en était assez pour le perdre, et si quelque ministre omnipotent s’était avisé de lui faire expier ses perfidies en l’expédiant dans quelque colonie lointaine, pas une voix ne se fût élevée pour sa défense ; la populace elle-même, détrompée de son idole, l’eût abandonné sans regret à sa lamentable destinée. « Si demain j’étais déporté, si le vaisseau qui m’emmènera venait à faire naufrage, si la tempête me jetait sur quelque rive déserte, comment m’y prendrais-je pour me tirer d’affaire ? » Voilà, selon M. Minto, les questions que par instans se posait malgré lui cet homme fertile en ressources et en expédiens, et c’est en essayant d’y répondre qu’il inventa son Robinson. L’explication est ingénieuse, et nous comprenons par quel enchaînement d’idées il en vint à composer son roman. Mais il se trouve que ce roman n’est pas seulement un chef-d’œuvre d’invention et de vérité ; il y autant de grandeur dans la conception que d’admirable vraisemblance dans le détail, on y sent courir le souffle d’une grande âme ; c’est une des œuvres les plus saines et les plus nobles qui aient honoré l’esprit humain. Voilà le miracle. Comment une source si pure, si limpide, a-t-elle pu jaillir d’un sol fangeux et souillé ?

Que Defoe ait beaucoup pensé aux vicissitudes de sa propre destinée en écrivant son roman, nous ne pouvons en douter, et ses contemporains n’en doutaient pas, puisque l’un d’eux prétendit qu’il aurait dû l’intituler : Étranges Aventures de Daniel Defoe, de Londres, bonnetier, qui vécut tout seul dans l’île inhabitée de la Grande-Bretagne. Lui-même a prétendu après coup que sa fiction avait un sens allégorique et qu’au surplus son héros lui ressemblait de tout point. Comme Robinson, disait-il, il avait eu un perroquet qui savait dire son nom, et pour domestique une espèce de sauvage qui s’appelait Vendredi. Comme Robinson, il avait passé trente années de sa vie « dans les circonstances les plus déplorables et les plus affligeantes qu’aucun homme