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publie M. John Morley et qui mériteraient presque toutes d’être traduites en français[1]. Des découvertes de M. Lee et des réflexions de M. Minto il résulte que Defoe ressemblait peu à l’idée qu’on se faisait de lui, et que l’un des plus beaux livres de la littérature moderne a été écrit par un homme qu’un de ses contemporains qualifiait « du plus vil de tous les écrivains qui ont prostitué leur plume. » Les nouveaux biographes sont plus mesurés dans leurs termes ; ils se contentent de nous le signaler comme le plus effronté menteur que le monde ait jamais vu : perhaps the greatest liar that ever lived.

Defoe avait près de soixante ans lorsqu’il composa le livre qui devait immortaliser son nom ; il avait fait auparavant bien des métiers. Cet homme au nez crochu, au menton pointu, avait vendu des bas et des hauts-de-chausses et il avait fait banqueroute ; il avait fabriqué des tuiles et inventé mille expédiens pour échapper à ses créanciers, tout en écrivant d’innombrables pamphlets en vers et en prose ; il avait été secrétaire dans une commission publique, le plus fécond journaliste de son temps, et cinq administrations successives l’avaient employé à des services secrets, d’où l’espionnage n’était pas exclu. « Personne, écrivait-il un jour, n’a passé par plus de fortunes diverses ; treize fois j’ai été riche, treize fois j’ai été pauvre. »

Robinson attribuait les déplorables vicissitudes de sa destinée à cette inquiétude de son humeur qui l’avait toujours empêché de se contenter de son lot : « La chair se ressent toujours de ce qui est né avec les os ; j’étais né pour me détruire moi-même. » Comme Robinson, Defoe était un homme à projets, à fantaisies et à fumées, que ses rêves gouvernaient ; il y avait en lui une abondance exubérante de vie et de désirs, sa destinée lui semblait trop étroite, et il cognait de sa tête de fer contre le mur. Ajoutons qu’il avait le goût des aventures clandestines, des situations interlopes, des conduites obliques et tortueuses ; il aimait à vivre dans les sapes, il cherchait l’ombre et le mystère. Personne n’a possédé plus que lui le talent de brouiller ses voies, de se donner pour ce qu’il n’était pas, et de mystifier son prochain. Il a conclu des marchés occultes avec tous les grands politiques de son temps ; durant trois règnes, il s’est vendu sans vergogne et à tour de rôle aux whigs comme aux tories, il a tiré des grâces et des pensions de tous les partis qui arrivaient au pouvoir, ce qui ne l’empêchait pas de montrer à l’univers ses deux mains, en l’assurant qu’elles étaient nettes. Il criait à la diffamation, à la calomnie, il protestait de son innocence, de sa candeur, de son ingénuité, il en prenait le ciel à témoin ; comme un juste mis en croix, il priait Dieu de pardonner à ses ennemis. Le triomphe de son habileté fut de collaborer pendant huit ans à un journal tory, sans que per-

  1. English Men of letters, edited by John Morley : Daniel Defoe, by William Minto.