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bons pasteurs, livrés à la spéculation comme les autres Européens. Le commandant de la Favorite dénonce les missionnaires établis à la baie des Iles comme des gens personnels, défians, parcimonieux au sein de l’abondance, n’ayant ni l’esprit de charité dont s’honorent les prêtres de toutes les nations, ni l’obligeance digne qui est ordinaire chez leurs compatriotes. Il les avait en vain priés de fournir quelques rafraîchissemens pour ses malades ; les ministres évangéliques avaient fermé l’oreille. Inquiets de la présence d’un bâtiment de guerre de la marine française, ils s’efforçaient de persuader les Zélandais que le commandant songeait à s’emparer du pays. Le capitaine Laplace, justement froissé, s’exprime en termes sévères ; néanmoins il n’hésite pas à regarder les missionnaires comme « les éclaireurs des légions de colons australiens qui, tôt ou tard, envahiront la Nouvelle-Zélande; la population, affaiblie par ses propres fureurs, étant désormais incapable d’opposer résistance. » Sur les bords de cette riante baie des Iles, particulièrement fréquentée par les Européens, sur le sol même où se sont établies les missions dans le dessein déclaré de civiliser les naturels et d’améliorer leur sort, apparaissent tous les signes de l’appauvrissement, de la misère, de la décadence d’un peuple.

Tout à coup, le marin cède à une autre impression, il se prend à considérer la plus belle pirogue du chef de Kororarika : elle porte cinquante guerriers; relevée aux deux extrémités, elle est décorée à la proue comme à la poupe de bas-reliefs peints en rouge et ainsi d’un effet fort bizarre. Il est impossible de ne pas s’étonner de l’énorme dimension de l’arbre qui a permis de construire une telle nef, de ne pas admirer la carène, l’ingénieuse installation du tillac servant à couvrir les munitions de guerre et les provisions de bouche, puis les cloisons destinées à protéger les rameurs contre les clapotis de la mer. A la vue d’une pareille œuvre, exécutée avec les instrumens les plus primitifs, il est difficile de ne pas accorder estime à des sauvages qui se montrent si habiles et si patiens, de ne pas sentir un regret au spectacle de l’industrie, maintenant perdue, des Néo-Zélandais.

Pendant la relâche de la Favorite, il y eut une scène vraiment dramatique. Déjà le soleil s’inclinait sur l’horizon lorsqu’on aperçut cinq grandes pirogues se dirigeant vers Kororarika. On supposa que les guerriers de la rivière Houraki voulaient surprendre les peuplades de la baie des Iles et l’on s’attendit à voir un combat. Une inquiétude générale se manifestait parmi les habitans; les femmes et les enfans s’étaient réfugiés sur le sommet de la colline. En un instant tout change; un signal a été donné ; ce ne sont pas des ennemis, mais des gens de la baie des Iles partis depuis quatre mois pour aller guerroyer dans le sud, qui reviennent victorieux, rapportant