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contemplation sublime, il aurait voulu garder pour lui seul la vision miraculeuse dont il avait été témoin : « Il nous fait bon d’être ici, disait-il, restons-y ! » Prétention naïve, qui prouve combien les illusions étaient profondes en ces âmes primitives. Il n’est jamais donné à l’homme d’admirer longtemps la divinité, heureux déjà s’il peut l’entrevoir dans un rêve de quelques minutes et se consoler ensuite de la contingence et de l’éternelle déception des choses par ce grand souvenir. Sur le point de mourir, Jésus avait voulu donner à ses disciples cette suprême consolation ; mais c’est de sa passion prochaine, de ses souffrances, du mépris dans lequel il allait tomber qu’il les entretenait, en redescendant de la montagne où sa gloire leur était apparue, comme pour les avertir que rien ne dure en ce monde, que rien n’y reste pur, que l’éclair du ciel n’y brille qu’une seconde et que la souillure de la terre y atteint rapidement même ce qui nous paraît le plus divin.

J’ai été témoin, au pied du mont Thabor, d’une scène bien pittoresque et qui, malgré mon peu de goût pour les pèlerins et pour les pèlerinages, m’a réellement ému. Je m’étais assis pour déjeuner, au pied de la montagne, sous un arbuste en fleurs; j’avais en face de moi une série de petites collines boisées. A chaque instant, je voyais circuler sur ces collines des détachemens de cinq ou six Grecs, les uns montés sur des ânes, les autres marchant à pied. Ils étaient vêtus de costumes multicolores et portaient soit des tarbouch rouges, soit des turbans blancs, bleus ou dorés. Ils descendaient à travers des sentiers verdoyans, au fond sombre desquels ils mêlaient un fourmillement de couleurs qui aurait charmé le plus exigeant coloriste. Il me semblait avoir sous les yeux le délicieux petit tableau de Diaz, la Descente du bois; c’étaient les mêmes groupes éclatans, les mêmes tons d’une vivacité imprévue, les mêmes teintes brillantes noyées dans une sorte de vapeur dorée et estompées par des ombres profondes. Ces détachemens formaient l’avant-garde d’un grand pèlerinage orthodoxe composé d’environ deux mille personnes que j’allais rencontrer à quelque distance. Tout pèlerinage est précédé ainsi d’un certain nombre de Grecs qui lui vendent des fruits, des rafraîchissemens, des objets pieux, car le petit commerce est en Palestine l’escorte obligatoire de la dévotion. Mon déjeuner fini et ma route reprise, j’ai croisé le pèlerinage au milieu d’un charmant vallon couvert d’arbres et de fleurs, cadre fait à souhait pour un pareil tableau. En tête du cortège, deux cawas à cheval portaient d’immenses drapeaux russes. A leur suite marchaient dans un ordre relatif la plus étrange foule que j’aie vue de ma vie. Une multitude de Russes de toutes conditions, de femmes, d’enfans, de popes grecs, de petits bourgeois, de moujiks crasseux,