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sont de véritables échelles de pierres roulantes et croulantes. A chaque instant, leur pied glisse, on croit qu’ils vont tomber. Soyez tranquilles! il n’y a pas l’ombre d’un danger. Une seule fois mon cheval s’est abattu sur un rocher aigu, mais il l’a fait avec tant d’habileté que je me suis senti à peine secoué. A mesure qu’on s’élève au-dessus de Jéricho, la vue devient de plus en plus belle; par les jours clairs, — et presque tous les jours sont clairs au mois d’avril, — on distingue toute l’étendue de la Mer-Morte et les sommets des montagnes qui en bornent l’extrémité. On domine presque à pic l’oasis étincelante de Jéricho. L’immense vallée grise du Jourdain, au milieu de laquelle le fleuve, entouré d’arbres et de fleurs, ressemble à un ruban de verdure, se déroule à vos pieds. Mais quand on a franchi la crête des montagnes et qu’on arrive sur l’autre versant, on entre dans une région triste et sévère qui doit être affreuse en été, car la sécheresse y a détruit toute végétation. Au printemps, elle est couverte de tant de fleurs que ses sites les plus sombres en sont égayés. D’immenses tapis verts, bleus, jaunes, rouges, étendus dans toutes les directions, forment des dessins et présentent des couleurs auprès desquelles les fantaisies les plus heureuses de l’art arabe ne sont que de misérables inventions. Les lits des ruisseaux, ensevelis sous des fleurs plus étincelantes les unes que les autres, ont l’apparence de serpens multicolores couchés sur des tapis merveilleux. La campagne est presque déserte. Quelques cigognes solitaires, quelques pâtres conduisant un maigre troupeau l’animent à peine de loin en loin. Dans les grottes et les excavations des rochers habitent néanmoins des familles de bergers qui viennent passer quelques mois sur les sommets pour profiter de la végétation rapide, mais admirable, qui les recouvre avant l’excessive chaleur. Ces pauvres gens vivent dans un état de misère sordide ; cela n’empêche point les femmes et les enfans de porter la coiffure nationale, c’est-à-dire des espèces de guirlandes de pièces d’argent placées sur le sommet et les côtés de la tête comme la mentonnière d’un casque relevée. J’ai vu des bébés à la mamelle, qui n’avaient point de chemises et qui étaient destinés à ne pas avoir de pain, ornés d’un objet de toilette qui paraît plus nécessaire que tout le reste. Ces singulières populations ont besoin par-dessus tout de luxe, d’ostentation. Pour ce qui est des moyens d’existence, elles se contentent de bien peu. On rencontre sur les montagnes de la Judée de véritables troupeaux de femmes occupées à chercher parmi les herbes celles qui peuvent être broutées. Ce spectacle rappelle la célèbre description des paysans du XVIIe siècle qu’a faite La Bruyère. Les fellahs syriens ressemblent d’une manière frappante à ces sortes d’animaux maigres, rachitiques, souffreteux, que le grand écrivain nous représente