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d’art, et toute la pénétration morale d’un homme du XVIIe siècle. Le style, dit Buffon, c’est l’homme ; quelquefois, c’est possible ; mais quelquefois aussi c’est le contraire de l’homme. Tous les témoignages, depuis celui de la libre Mme de la Fayette jusqu’à celui du rigide Saint-Simon, s’accordent à louer dans Bossuet la douceur et la bonté. Même quelques-uns, dans le temps, en faisaient une moquerie. « Il n’a pas d’os, » disait Tréville, je crois ; c’est-à-dire : il ne sait pas résister et se raidir ; il donne trop facilement prise, il cède, il recule. Est-ce l’idée que suggèrent de Bossuet les Avertissemens aux protestans, par exemple ? Mais, au contraire, l’aimable auteur de Télémaque et surtout de ces Lettres de direction, si peu connues, si dignes d’être lues, relues, et méditées, sous la plume de qui les expressions les plus flatteuses et, si j’ose dire, les plus caressantes, naissent d’elles-mêmes, regardez-y de près, c’est le grand seigneur le plus net sur les privilèges de sa naissance, le haut prélat le plus absolu sur les prérogatives de sa dignité, le philosophe le plus obstinément entêté de son sens personnel, enfin le dominateur le plus entier, le plus autoritaire et le plus tyrannique des consciences et des cœurs.

On ne sait pas assez ce qu’il y a de paroles de lui qui passent inaperçues au courant de la lecture, mais qui, pour peu qu’on les arrête au passage et qu’on les examine, font frémir d’étonnement et d’indignation. Parcourez les lettres qu’il écrivait de sa mission de Saintonge. Ce n’est pas dans le livre de M. Guerrier que vous les trouverez. J’avoue qu’elles n’étaient pas de son sujet. Mais enfin aussi soigneusement qu’il a réuni tous les textes qui pouvaient plaider contre Bossuet, aussi scrupuleusement s’est-il abstenu de remettre au jour ceux qui parlent contre Fénelon. Il en a laissé pourtant échapper un. On voulait faire de Mme de la Maisonfort, la cousine de Mme Guyon, une religieuse. La malheureuse jeune femme, — elle avait vingt-trois ans, — résistait, se débattait et pleurait. Et Fénelon lui écrivait : « Tout ce que j’ai à vous dire, madame, se réduit à un seul point qui est que vous devez demeurer en paix avec une pleine confiance… La vocation ne se manifeste pas moins par la décision d’autrui que par votre propre attrait. Quand Dieu ne donne rien au dedans pour attirer, il donne au dehors une autorité qui décide. » Éprouvez tous ces mots l’un après l’autre et vous sentirez si ce directeur est un dominateur.

Ce sont des traits sur lesquels il faudra revenir : c’est un portrait qu’un jour nous essaierons d’esquisser. En attendant, tel il est dans cette phrase que nous venons de citer, tel il nous apparaît, dans cette controverse du quiétisme, sec et tranchant. Il y mit moins de passion que Bossuet peut-être, mais parce qu’il y mit plus de politique. Avec un singulier mélange d’adresse et de fierté, il prit d’abord, aussitôt la lutte engagée, l’attitude orgueilleuse de quelqu’un qui ne cédera jamais sous les coups de ceux qui l’attaquent. Ce qui est admirable dans la