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suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis vous assurer que ma doctrine n’est pas ma doctrine : elle passe par moi, sans être à moi, et sans y rien laisser… J’aime autant croire d’une façon que d’une autre. Vous avez la charité de me dire que vous souhaitez que nous soyons d’accord, et moi, je dois vous dire davantage : nous sommes par avance d’accord, de quelque manière que vous décidiez… Quand même ce que je crois avoir lu me paraîtrait plus clair que deux et deux font quatre, je le croirais encore moins clair que mon obligation de me défier de mes lumières, et de leur préférer celles d’un évêque tel que vous. » Je ne sais, mais il me semble qu’une sincère déférence ne s’abaisse pas si bas, et qu’un terrible orgueil transparaît sous cette humilité quasi servile. Il résulte au moins de là, qu’il n’est pas vrai, comme on le répète couramment, sur la parole de Fénelon, que Bossuet, tout d’abord, ait évoqué la question à lui pour la trancher souverainement, mais il faut dire que Mme Guyon, les amis de Mme Guyon, et Fénelon, tout le premier, la lui remirent pour qu’il en décidât sans appel.

Le second point, — c’est que l’accord fut unanime pour condamner absolument les livres et la doctrine de Mme Guyon parmi tous ceux que Mme de Maintenon, sérieusement alarmée par l’évêque de Chartres, crut de voir consulter. Il est tout à fait indifférent que des personnes laïques, d’une piété sincère, n’aient pas vu dans l’enseignement de la prophétise l’ombre d’un danger seulement. Cela est vrai : ni la duchesse de Béthune, ni le duc et la duchesse de Chevreuse, ni le duc et la duchesse de Beauvilliers, ni la duchesse de Mortemart, ni la comtesse de Guiche, non plus que Mme de Maintenon elle-même, ni tant d’autres, n’aperçurent dans le Moyen court quoi que ce soit de répréhensible ; mais les juges naturels de la cause le condamnèrent sans un instant d’hésitation ; et c’étaient Joly, supérieur général de Saint-Lazare ; les abbés Tiberge et Brisacier, des Missions étrangères ; Tronson, supérieur de Saint-Sulpice ; Nicole, parmi les jansénistes ; Bourdaloue, parmi les jésuites ; et par-dessus tous les autres Bossuet. Il n’est donc pas vrai de dire que, moyennant explications, atténuations, restrictions et corrections de l’auteur, la doctrine du Moyen court pouvait présenter un sens acceptable ; mais il faut dire qu’ayant été déclarée fausse et pernicieuse par tous les théologiens que nous venons de citer, c’est qu’elle l’était. J’ajoute qu’il n’importe guère que M. Guerrier, moi-même, et tout autre laïque, ne nous en apercevions pas.

Le troisième point enfin, — c’est qu’aussitôt que Fénelon devint archevêque de Cambrai, l’affaire changea de face. M. Guerrier, très délibérément, nous présente cette nomination à l’archevêché de Cambrai, qui valait alors de 150.000 à 200,000 livres de rentes et qui conférait les titres de duc et de prince de l’empire, comme un commencement de disgrâce. Le petit troupeau s’attendait qu’on nommerait Fénelon à Paris.