Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du cabinet de M. de Cambacérès, texte authentique, par conséquent, et seul texte vrai jusqu’à démonstration du contraire. Que fait M. Guerrier ? Il s’en va rouvrir le recueil de La Beaumelle et nous donne la phrase que voici : « Nous n’aurons pas son approbation, mais pour moi, je crois de mon devoir de dégoûter des actes violens le plus qu’il est possible. » Et voilà Bossuet convaincu d’actes violens jusqu’à soulever les scrupules de Mme de Maintenon ! Qu’est-ce à dire ? M. Lavallée aurait donc falsifié le texte ? Mais où sont les preuves de M. Guerrier ? A-t-il, par hasard, été collationner l’autographe et l’imprimé ? Si oui, qu’il le dise, mais sinon, quelle manière de citer !

Et c’est un système. Il n’est pas absolument démontré, je l’avoue, que toutes les lettres de Mme de Maintenon à Mme de Saint-Géran soient fausses, et de la fabrication de La Beaumelle ; mais elles sont étrangement suspectes, et si l’on s’en sert, on ne le doit faire qu’avec d’infinies précautions[1]. M. Guerrier, lui, s’en sert couramment, avec la parfaite sécurité, comme avec l’entière liberté, d’un historien qui se servirait de documens d’archives. Pas une note, pas un seul petit mot, qui mette le lecteur en garde. Et s’il ne s’en servait au moins que pour conter, je veux dire pour illustrer de loin en loin son récit d’une anecdote, mais il s’en sert pour prouver et pour prouver des faits importans, comme celui-ci, que dès 1689, Mme de Maintenon aurait fait lire au roi le Moyen court de Mme Guyon. On ne s’explique pas l’espèce de crédit que semble conserver encore le recueil de La Beaumelle. Écrire l’histoire du XVIIe siècle avec les prétendus documens de La Beaumelle, c’est l’écrire avec les Mémoires de l’Œil-de-Bœuf, de feu Touchard-Lafosse. La Beaumelle n’est pas un historien, ce n’est qu’un mauvais romancier. Ce qu’il ne sait ni ne peut savoir, et pour cause, il l’invente ; ce qu’il sait ou devrait savoir, il le travestit. Mais écrire d’après La Beaumelle serait-ce là ce que l’auteur de Madame Guyon appelle composer « d’après les écrits originaux ? »

Il a toutefois été puiser à d’autres sources, et, par exemple, aux « originaux » de La Beaumelle, il a joint non-seulement les « inédits » de M"" Guyon, mais encore la Vie de la prophétesse, écrite par elle-même, imprimée depuis longtemps, et depuis longtemps traduite en plusieurs langues. Ce n’était tout à l’heure que l’ignorance des règles élémentaires de la critique historique, c’en est ici le parfait mépris. Voilà donc une visionnaire, une extatique, une illuminée, — je dirais une folle, si je savais où finit la sagesse et la folie commence, — que nous appelons à nous renseigner sur elle-même et contre Bossuet. L’histoire de sa vie nous devient un document historique. Il n’importe qu’à chaque page, au

  1. Voyez dans la Revue du 15 janvier 1869, l’étude si précise et si serrée de M. Geffroy : de l’Authenticité des lettres de Mme de Maintenon.