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Mais croirons-nous aisément qu’un Bossuet et qu’un Fénelon aient pu, sept ou huit ans durant, s’acharner à des subtilités indignes de leur génie ? Si de vieux mots recouvrent quelquefois des idées toujours vivantes, sachons plutôt briser l’écorce, et certes, ou jamais, comme nous le montrerons, c’en est ici le cas. On dit : ce sont les rêveries d’une visionnaire ou les extravagances d’une malade : on a raison. Après quoi, quand on l’a dit, c’est exactement comme si l’on n’avait rien dit. Car, je vous prie, la question est-elle de savoir si Mahomet était épileptique, ou s’il existe un monde musulman, avec lequel il faille compter ? Pareillement, il n’importe qu’à peine si Mme Guyon était malade ou folle : elle a formé des disciples, et son enseignement a porté des conséquences. Voilà le fait : c’est tout ce qu’il faut à l’historien. Il n’y a rien de si plaisant, ou même de si ridicule, aux yeux de Voltaire et de sa séquelle que de voir deux prélats s’entre-disputer sur « le silence intérieur, » sur « le pur amour » et sur « l’acte continu ; » mais pourtant, si, par hasard, « l’acte continu » mettait en question la liberté de faire ou de ne pas faire, si le « pur amour » supprimait les motifs d’agir ou de ne pas agir, et si « le silence intérieur » anéantissait le pouvoir d’exécuter ou de n’exécuter pas ? — c’est de toute la morale qu’il y va, de toute la conduite, et de toute l’existence.

Et puis, dans une controverse, en outre et indépendamment de l’objet propre du débat, il y a ce que les circonstances y ajoutent, selon les temps et les lieux, il y a encore, il y a surtout ce que les adversaires y mettent. Tant vaut l’homme et tant vaut la cause ! Je ne veux pas dire par là que la probabilité des opinions y dépende uniquement du talent de ceux qui les soutiennent. Elle n’en dépend que dans une certaine mesure. Mais je veux dire — qu’en même temps qu’une grande querelle se prolonge, elle s’élargit ; — que les argumens nouveaux, chez deux adversaires également animés de l’ardeur de vaincre, naissent, et, pour ainsi parler, se multiplient les uns des autres ; — que la discussion, insensiblement, s’étend à des problèmes dont on ne soupçonnait pas les rapports cachés et la solidarité certaine avec le premier objet du débat ; — que les principes eux-mêmes, brusquement ébranlés par quelque manœuvre hardie de l’un des combattans, chancellent, et ne peuvent être raffermis que si l’on va les reprendre jusque dans leurs fondemens ; — et qu’ainsi, lorsqu’un Bossuet lutte contre un Fénelon, n’importe le point de départ et l’objet en litige, mais on peut être assuré qu’ils agrandiront la controverse jusqu’à la rendre digne d’eux-mêmes, digne de leur génie, digne de l’éternelle attention des hommes. Ils y mettront du Fénelon, c’est quelque chose ; ils y mettront du Bossuet, c’est mieux encore ; ils y mettront surtout cette connaissance approfondie qu’ils ont de l’homme : Bossuet, de l’homme extérieur, si je puis m’exprimer ainsi, de l’homme