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Mme Goldwin haussa légèrement les épaules.

— Je devine ce que vous pensez, dit Hubert d’un ton grave ; vous vous dites que je n’en suis pas à ma première rencontre... Ne me forcez pas à rappeler qu’à vingt-deux ans on peut être fou, et se tromper, et souffrir, et se consoler, après quelles luttes et quelles angoisses !.. A l’âge que j’ai aujourd’hui, on voit plus clair et on agit autrement. Celle-ci, je la comprends bien, je suis sûr de la connaître et je crois pouvoir me fier à elle.

— Eh bien ! si vous voulez vous noyer, malgré tout, noyez-vous donc, répliqua Mme Goldwin, qui s’était troublée un peu pendant l’étrange sortie de son cousin. — Mais lorsqu’elle fut seule, cette femme, bonne et généreuse au fond, réfléchit que personne, n’était plus que Saint-John maître de disposer de sa vie. Libre de tout lien, de toute responsabilité, en possession pleine et entière d’une fortune très ronde, il ne faisait de tort à qui que ce fût en commettant ce qu’elle appelait une folie. Le monde proprement dit ne l’attirait guère. Ses ambitions n’appartenaient pas à la sphère commune ; il nourrissait des rêves philanthropiques et le goût d’une vie laborieuse, retirée. Seule, une femme formée par lui, façonnée à son gré, pourrait lui convenir, et cette petite fille, si un jour elle l’aimait, serait évidemment la douceur, la soumission, la gratitude mêmes.

Pendant que Mme Goldwin pesait le pour et le contre, Saint-John et Nellie étaient assis sur un banc, au bord de la rivière qui séparait le parc des jardins. Les enfans absorbés dans la fabrication d’une couronne de pâquerettes se taisaient par miracle ; ils cherchaient des fleurs sur la pelouse à quelque distance, tandis que Nellie tirait l’aiguille, les yeux baissés sur son ouvrage, écoutant avec intérêt Saint-John l’entretenir d’un grand projet, la création d’une bibliothèque et d’un journal à l’usage de la classe ouvrière des pauvres quartiers de Londres.

— Donner son argent est peu de chose, disait-il avec chaleur, il faut encore pouvoir donner son temps et tout l’effort de sa pensée. Je suis, grâce à Dieu, en situation de le faire.

— J’aimerais aussi entreprendre une telle tâche, dit simplement Nellie, si j’en étais capable.

Il se tenait un peu courbé, la tête sur sa main, le coude appuyé à son genou, de sorte qu’il pouvait observer sous les bords abaissés du grand chapeau de paille la physionomie de la jeune fille.

— Eh bien ! dit-il brusquement et très bas, voulez-vous m’aider ?.. oh ! pas tout de suite... plus tard... peu à peu... vous ne me connaissez pas encore assez, quoique je sache si bien, moi, tout ce que vous valez et que... — Il s’arrêta déconcerté, Nellie le regardait en face d’un air stupéfait :