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Un jour qu’elle arrangeait des fleurs sur la cheminée du salon, Mme Goldwin, étant entrée à l’improviste, l’entendit répéter à demi-voix des vers qui ne lui étaient pas inconnus,

— Qu’est-ce que cela, ma chère ? lui demanda-t-elle.

Nellie balbutia en rougissant le nom de lord Athelstone. Ce nom, elle ne le prononçait jamais, bien qu’elle aimât parler du château, des bois, de l’ensemble de ce beau domaine où elle était née et sur lequel désormais Wilfred régnait en maître. Déjà Mme Goldwin avait tiré des conclusions de cette réserve.

— Je suppose, dit-elle en souriant, que vous ne connaissez que bien peu les poésies de lord Athelstone.

— Oh ! j’en ai copié beaucoup, au contraire, quand j’étais au château.

Elle hésita une seconde, puis reprit très vite, sans lever les yeux :

— Elles sont publiées en volume ; j’ai vu l’annonce dans le journal. Vous n’aimeriez pas les lire, madame ?

— Non, mon enfant, je ne crois pas que ce soit une sorte de lecture qui puisse me plaire.

Nellie rougit encore et se tut.

Le premier volume de vers signé du nom de lord Athelstone venait de paraître en effet et avait causé une vive sensation. La société ne savait que penser des audaces de ce jeune poète patricien : fallait-il les condamner ou bien les excuser comme on excuse toujours les écarts du génie ?

Le monde se partagea en deux camps qui répandaient avec une égale exagération les anathèmes et les éloges ; la critique prit feu et certaines dénonciations virulentes contribuèrent plus que tout le reste à faire atteindre immédiatement au livre sa seconde édition. Les femmes ne le laissaient pas traîner sur la table du salon, mais elles le cachaient sous le coussin de leur causeuse ; généralement on le trouvait bourré d’impiétés, mais il se rencontrait des rêveurs pour soutenir qu’une sorte de religiosité vague et à leur gré suffisante y flottait, montant vers le ciel comme le cri de la tempête ou le soupir de la brise, aussi pathétique en somme que la plus belle prière.

Vers la fin de juillet, Hubert Saint-John revint à Londres, après avoir visité les îles de la Grèce et remonté la côte de Dalmatie ; la nouveauté des spectacles, l’influence bienfaisante de la nature avaient fait leur œuvre et guéri peu à peu de secrètes douleurs qui, depuis longtemps déjà, le rendaient incapable de goûter la vie. A vingt-six ans, un homme solidement bâti au moral et au physique est toujours capable de reprendre le dessus. Saint-John