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jeûne ; je vois la religion déposée à propos comme on fait des babouches à la porte d’une mosquée.

— Le manque de sincérité peut se glisser dans l’exercice de la religion comme ailleurs, répliqua Saint-John, il est partout ; quel système connaissez-vous qui soit parlait et tout d’une pièce ? Vos utopies auront leurs hypocrites.

Wilfred entama une virulente sortie contre les superstitions ennemies de la science, l’influence dégradante pour l’esprit humain du clergé et de sa tyrannie, du dogme et de ses inflexibilités absurdes.

— Et vous voulez remplacer cela par une sorte de panthéisme nuageux ? demanda Saint-John.

— Je ne me soucie pas du nom que vous donnez à mes croyances, répondit Wilfred. Je crois à une cause première, aux lois de la nature, à cette religion absolue qui se cache dans les diverses religions, mais je hais toute entreprise contre la raison et la justice.

Saint-John répondit que la justice et la raison, déterminées par une conscience humaine, étaient sujettes à erreur, et la discussion continua une partie de la nuit, sans qu’aucun des deux adversaires fût converti le moins du monde, comme il arrive presque toujours. Néanmoins lady Athelstone eut tort d’opposer un veto à la vague envie exprimée par son fils d’accompagner Hubert en Corse. Il aurait subi à la longue, peut-être, l’influence d’une nature droite, qui avait appris, en souffrant tout de bon, à penser et à vivre. Mais cette mère plus tendre qu’éclairée craignait sans doute que de la Corse on ne revînt trop aisément à Florence. Elle préféra le ramener dans ses terres d’Athelstone, d’autant que l’ennemi, c’est-à-dire Nellie Dawson, avait quitté le voisinage. Grâce aux efforts incessans que de loin elle avait faits pour cela, la jeune fille était entrée, comme gouvernante de deux petits enfans, chez une Mme Goldwin, mariée à un riche constructeur de navires et qui habitait le Northumberland.


XII.

Wilfred prit possession de son siège à la Chambre des lords avant les vacances de Pâques, qu’il s’en alla passer assez tristement à Athelstone. Il savait qu’il n’y retrouverait plus Nellie, que la douce lumière de son regard, le son pur et tendre de sa voix lui manqueraient dorénavant, et il regrettait tant de biens perdus, mais sans oser se plaindre, car l’ombre de son père semblait être là toujours présente pour lui rappeler sa promesse. S’il avait pu croire seulement que le temps et l’absence ne feraient pas de tort à son souvenir dans le cœur de cette charmante fille !