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— Quelle sottise ! nous étions de bons camarades, voilà tout... D’ailleurs, je n’abdiquerai pas de sitôt ma liberté. Subir un entraînement passager,.. à la bonne heure !.. mais quant à me marier, je n’y ai jamais songé.

Tandis qu’il parlait, il crut voir soudain devant lui le visage de Nellie, un petit visage fin et doux, dont les yeux pleins de reproches tristes arrêtèrent sur ses lèvres ce qui eût été un mensonge.

— Et vous ? dit-il en se remettant très vite. Vous venez de passer trois ans aux Indes. Racontez-moi ce que vous y avez fait.

Un nuage glissa sur le front de Saint-John :

— J’y ai perdu mon père. Il était magistrat là-bas, vous savez.., et après, j’ai renoncé à mon emploi, je suis revenu en Europe.

— Pourquoi ?

— Oh ! pour plusieurs raisons qui me rendaient pénible le séjour de Calcutta. D’ailleurs, mon père m’a laissé une fortune sur laquelle je ne comptais pas... Non que je prétende avoir le droit de vivre en paresseux, mais malheureusement je suis trop vieux pour choisir une nouvelle profession..

— Laissez-vous aller à vos goûts d’artiste... Vous avez beaucoup de talent.

— Pour un amateur, peut-être...

— Quelle folie ! la moitié des peintres qui exposent chaque année vous sont inférieurs.

— Je ne me soucie pas d’ajouter à la masse des médiocrités... Jusqu’ici je ne fais rien que regarder, apprendre et digérer ce que je rencontre de beau. Si un jour vous voyez fleurir en moi le critique d’art, n’en soyez pas trop étonné.

— Bon ! cela vous permettra de combattre les préjugés. Vous apprendrez aux gens à secouer le joug des vieilles routines. La critique comprise ainsi possède ma sympathie.

— Vous êtes toujours, à ce que je vois, le même briseur d’idoles, dit Saint-John en souriant.

— Mes opinions n’ont fait que se fortifier au lieu de s’affaiblir.

— De sorte que nous verrons à la chambre un lord radical ! Cela sera une variété de l’espèce.

Wilfred se mit à rire :

— Venez donc dîner avec moi à sept heures. Nous causerons.

Comme c’est singulier qu’un garçon de cette nature se soit attaché à moi ! pensait-il, tout en continuant de marcher. Je me rappelle le premier jour, quand il a assommé ce taureau, Norton, qui voulait me battre... Notre intimité date de là. Je le trouvais si chevaleresque dans sa perpétuelle défense des opprimés !.. J’ai fait un poème là-dessus. Il l’a déchiré en m’appelant imbécile.