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moins, les humiliations et le dépit que j’éprouve ici quotidiennement me seront épargnés. C’est fini, aucun homme ne me plaira plus. J’ai eu la sottise de mettre tous mes œufs dans le même panier, sans réfléchir qu’il y avait bien des chances pour que l’ingrat qui m’avait charmée s’efforçât naturellement de paraître charmant à toutes les femmes desquelles les hasards de la vie le rapprocheraient. Notre lot, à nous autres, pauvres filles, est bien dur, chère Sylvia. »


XII.

La personne qu’avait jugée si sévèrement lady Frances, en la qualifiant De noiraude sans jeunesse ni beauté, avait cependant de grands succès auprès de l’élément masculin. Très peu d’hommes eussent critiqué son visage après une demi-heure de conversation, et il fallait moins de temps encore pour s’apercevoir qu’elle était admirablement faite ; mais c’était surtout le naturel, la bonhomie tout italienne, la façon qu’elle avait de mettre chacun à son aise qui rendaient Mme Uberti irrésistible. Son salon était fort à la mode, bien qu’on ne se gênât pas derrière elle pour en médire.

L’objectif de Mme Uberti était simple : rendre tout le monde heureux y compris son mari, qui, n’ayant pas plus de principes qu’elle-même, ne l’importunait par aucune velléité de jalousie malséante. Les adorateurs se succédaient donc sans secousse dans la loge de l’aimable femme ou dans certaine bergère bleu de ciel au coin de son feu, l’un chassant l’autre, pour voir à son tour, le temps venu, son étoile s’éteindre, quelquefois brusquement, quelquefois peu à peu. Ce genre de femme était entre toutes celui qui avait le plus de chance de subjuguer Wilfred Athelstone à cette époque de sa vie. Elle l’attaquait du côté faible : sa nature italienne, avec les flatteries sincères et les enthousiasmes aussi ardens que fugitifs qui !a caractérisaient, avait pour lui l’attrait de l’inconnu, de même que le sans-gêne, l’agréable facilité de mœurs qui régnait à la casa Uberti. Tout cela le reposait de l’esprit très cultivé, agressif parfois et prompt à la riposte qui lui avait plu chez lady Frances, mais en le fatiguant aussi, en le tenant sans cesse sur une sorte de qui-vive intellectuel. Il s’enfonça donc deux mois de suite dans les profondeurs de la moelleuse bergère de satin bleu, en suivant d’un œil extatique la fumée de sa cigarette, en égrenant au hasard des strophes très libres qui détaillaient les grâces de Mme Uberti, depuis les pulsations capricieuses de son cœur jusqu’à l’ensorcelant parfum de ses cheveux, et en se rappelant avec complaisance Byron aux pieds d’une autre Florentine.