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a dit Chateaubriand, de grands monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d’armes, de drapeaux déployés, ou de tentes d’un camp assis au bord d’une plaine. » La comparaison est juste, mais à la condition d’admettre que ce camp est un camp de géans. La vallée du Jourdain et la Mer-Morte sont serrées entre la ligne des montagnes de Judée et la ligne des monts d’Arabie qui courent parallèlement de l’autre côté ; pour ces derniers, la description de Chateaubriand manque tout à fait d’exactitude. « Ce sont dit-il, de noirs rochers à pic qui répandent au loin leur ombre sur les eaux de la Mer-Morte. Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas dans ces rochers un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab. » La phrase est belle, mais elle n’est pas juste. Les monts de la Moabitide et de l’Ammonitide sont loin de présenter cet aspect sombre et noirâtre. J’avais été frappé, en les apercevant de Jérusalem, où ils servent en quelque sorte de fond de toile à la ville qui semble s’en détacher, de la charmante teinte bleue dont ils étaient sans cesse revêtus. Ils ne projettent pas d’ombre sur la Mer-Morte, c’est la Mer-Morte qui projette sur eux des reflets d’azur, admirablement modelés et nuancés ; c’est à tort que Chateaubriand les accuse d’être inhospitaliers aux oiseaux du ciel. Leurs replis renferment des vallons d’une fertilité merveilleuse, où viennent toutes les moissons, où poussent tous les fruits. En général, les voyageurs exagèrent beaucoup la désolation de la Mer-Morte ; elle n’est réellement funèbre que dans leurs descriptions. Sans doute, les abords en sont incultes à une très grande distance. De Jéricho à la Mer-Morte, c’est-à-dire dans un espace qu’on met deux heures à traverser à cheval, la terre est absolument nue, blanche, crevassée. J’ai cru y distinguer des effets de mirage, comme dans le vrai désert ; une végétation d’arbustes gris, recouverts de soufre, est trop maigre pour changer la teinte générale d’un sol terne et brûlé par le soleil. Mais si cette partie de la vallée de la Mer-Morte jusqu’au Jourdain mérite sa mauvaise réputation, la Mer-Morte elle-même a été calomniée. C’est un lac éblouissant dont les eaux sont trop lourdes pour que le vent puisse les soulever ; elle offre donc une surface unie, calme, immobile, qui réfléchit l’azur du ciel comme un miroir. Elle est morte par son absence de mouvement ; elle est vivante par sa brillante couleur et par la beauté de ses contours d’une ampleur et d’une grâce admirables. On l’a comparée à une mer en pétrification. Les flots en effet retombent pesamment et mollement sur la grève sans jouer avec les cailloux, sans produire aucun bruit. Leur agitation est imperceptible ; c’est à peine une ondulation légère. Personne n’ignore