Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/852

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se contenta pas de débarrasser la route de Jérusalem des embuscades d’Abû-Ghôsh, il voulait aussi expurger la vallée du Jourdain qui était, pour des héros de même nature, le théâtre d’exploits du même genre. On m’a montré aux environs de Saint-Saba « la vallée sainte » où les brigands de la tribu d’Abu-Nuseïr, mis à mort par Ibrahim-Pacha, ont reçu la sépulture. Quand un Arabe passe par la sainte vallée, il ne manque pas de prononcer avec respect les paroles : Destûr jâ mubârakin, c’est-à-dire : « Avec votre permission aux bénis ; » et en s’approchant davantage, il baise successivement les monumens qui désignent les tombeaux. Comme nous restions à une certaine distance de la vallée, le Bédouin qui me servait d’escorte ne put accomplir la seconde partie de la cérémonie, mais il n’eut garde d’oublier la première. Comment ne me serai-je pas senti tout à fait rassuré en voyant un homme qui jouait auprès de moi le rôle de gendarme rendre aux voleurs un hommage aussi pieux ? Un peu plus loin, près de la Mer-Morte, aux abords d’Engaddi, on rencontre les tombes des héros de la tribu Rushdijja, saints tout pareils aux autres et qui sont l’objet d’un culte tout pareil. Cette contrée est le centre même de la vie bédouine, et lorsqu’on sort du christianisme, lorsque surtout on vient d’en étudier les côtés doux, tristes, détachés du monde, rien n’est plus curieux que de se trouver en présence d’un panthéon bédouin peuplé d’escrocs et d’assassins qui ne manquent pourtant ni de poésie, ni de grâce, et qui excitent chez ceux qui les vénèrent une admiration non moins profonde que celle de nos chrétiens les plus fervens pour les anachorètes du temps passé.

A mesure qu’on s’avance vers la Mer-Morte, la nature devient plus sévère, sans rien perdre de sa grandeur. Les montagnes sont d’une blancheur qui fatigue et éblouit les yeux ; mais la verdure et les fleurs des vallées consolent un peu de cette tristesse des sommets. On aperçoit au loin, sur une élévation, le tombeau de Moïse, non moins vénéré par les Arabes que celui d’Abû-Ghôsh. Comme il est situé beaucoup trop loin de la route pour qu’ils puissent aller le visiter, chacun d’eux se contente de déposer une pierre dans de grands amas de cailloux qui jouent le rôle de prières perpétuelles. Les musulmans racontent que Moïse avait atteint cent vingt ans, mais qu’il ne se pressait pas de mourir, car il se persuadait être encore nécessaire à son peuple et, comme tous les hommes qui ont longtemps dirigé les autres, il n’était pas éloigné de se croire indispensable. Or Dieu, avec lequel il avait, on le sait, d’intimes relations, lui avait promis de ne le rappeler de ce monde que lorsqu’à serait volontairement descendu dans son sépulcre. Fort de cette promesse, Moïse faisait traîner les choses en longueur, un