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transporté dans une vie non moins éloignée de nos idées et de nos mœurs, dans une vie également solitaire, mais où les entraînemens aventureux remplacent la contemplation, le mysticisme et la prière. Malgré moi, les histoires de brigands que j’avais entendues à Jérusalem me revenaient à la mémoire, et, sans m’inspirer aucune crainte, elles m’aidaient à comprendre les habitudes des populations clair-semées que je rencontrai sur ma route. Le Bédouin a une manière de comprendre la grandeur morale et l’héroïsme religieux qui ne ressemble guère à celle des anachorètes chrétiens. Ce n’est pas lui qui songerait à s’installer dans le creux d’un rocher, à y rester jusqu’à sa mort plongé dans la méditation ; il lui faut une demeure légère, difficile à apercevoir, pour éviter les surprises de l’ennemi, facile à transporter pour prévenir ses attaques, nomade comme lui-même, sans consistance comme lui. Son idéal moral est approprié à son existence de camp volant. Tomber sur des caravanes quand elles ne sont pas alliées à sa tribu, enlever leurs troupeaux, s’emparer de leurs biens, tuer et massacrer ceux qui les défendent, surtout si ce sont des habitans de villes, telles sont les vertus qu’il prise le plus. Nous enverrions aux galères, comme voleurs de grands chemins, tous ces héros peu nobles des légendes bédouines. Lorsque nous lisons la fidèle et dramatique description de la vie du désert que nous offre le délicieux roman d’Antar, ce n’est pas sans surprise qu’au moment où notre cœur est près de se soulever au récit des abominations, des vols, des meurtres et des cruautés commises par les personnages de cette épopée du brigandage, nous voyons éclater tout à coup des kasidas enthousiastes où sont célébrés comme des hauts faits les actes qui nous paraissaient d’abominables crimes. Une sorte de vénération religieuse s’attache, chez les Bédouins, aux hardis aventuriers qui ont pratiqué les maximes du roman d’Antar sur la distinction du tien et du mien, sur la conduite à tenir envers les bourgeois et les membres des tribus non alliées. Ce sont là les saints de leur calendrier, et, parmi les tombeaux qu’ils révèrent, aucun n’excite plus de dévotion que ceux des bandits canonisés par le sentiment populaire. Personne n’ignore l’histoire d’Abû-Ghôsh, le terrible chef de bande, terreur des pèlerins de toutes les confessions, qui, durant de si nombreuses années, a mis au pillage les caravanes qui se rendaient à Jérusalem. Traqué, pris et exécuté par Ibrahim-Pacha, son tombeau est l’objet d’un culte de la part des Bédouins qui campent autour du vieux nid de brigands de Kiriath-al-’Inab. C’est le tombeau d’un martyr du bédouinisme, espèce toute particulière de religion dont les adeptes ne sont ni moins fervens, ni surtout moins pratiquans que ceux des religions plus pacifiques. Ibrahim-Pacha ne