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Parmi cette immense population, il eût été étrange de ne pas rencontrer quelques hommes d’un commerce agréable. Mais il n’y a plus aujourd’hui, à Saint-Saba, que cinquante religieux assez crasseux. Jadis, de Jérusalem au Mont-Sinaï, on ne comptait pas moins de trois cent soixante-cinq couvens, un par jour de l’année, dont les cloches se répondaient dans un carillon perpétuel. Il valait la peine alors d’être moine ; on sentait qu’on appartenait à une corporation puissante occupant tout un pays. Mais la décadence est venue, elle est complète. Naguère encore, le couvent de Saint-Saba jouissait du revenu de terres en Russie ; on le lui a confisqué après la guerre avec la Turquie. Il ne vit donc plus que des aumônes des pèlerins, maigre pitance que Constantin Vrissis, dans la délicatesse de ses goûts, trouvait bien insuffisante, sinon pour les autres, du moins pour lui.

J’ai visité le couvent de Saint-Saba, avec Constantin Vrissis pour guide. Il ne contient rien de remarquable. On y montre surtout une source miraculeusement découverte par saint Saba, qui y a planté tout à côté un palmier dont les dattes ont la propriété de rendre les femmes grosses. Je ne sais comment ces dernières s’y prennent pour en manger, puisque l’accès du couvent leur est interdit ; mais la grossesse des femmes est une préoccupation perpétuelle pour le clergé grec, lequel est toujours prêt à la produire par miracle lorsqu’elle ne se produit pas autrement. Plusieurs des grottes du monastère sont curieuses : l’une d’elles contient un ossuaire formé des crânes des anachorètes martyrisés par les bandes de Chosroès au commencement du VIIe siècle ; une autre servait de cellule à saint Saba. Un jour que le saint était sorti, un lion vint s’y coucher ; mais le saint, confiant en Dieu, y entra comme à son ordinaire et se mit à réciter l’office. Le sommeil le surprit dans ce pieux exercice. Le lion le prit alors par la manche et le tira hors de la grotte. Le saint, s’éveillant, rentra et recommença son office. L’office n’étant pas devenu plus amusant, il s’endormit de nouveau, et fut entraîné une seconde fois dehors. Alors le saint s’adressa à l’animal et lui dit d’un ton sévère : « N’y a-t-il pas ici une place pour deux ? » Et en même temps il lui désigna un coin. Le lion s’y installa en silence et continua d’y demeurer avec lui. A notre avis, il eut raison de ne rien dire ; mais s’il avait reproché au saint de dormir pendant l’office, il n’aurait pas dépassé les bornes d’une critique permise. On montre le coin occupé par le lion ; il est usé par l’animal. Les moines actuels, suivant les traditions de leur fondateur, vivent en bonne intelligence avec les animaux ; on peut voir des oiseaux sauvages, planant au-dessus des rochers, descendre et venir manger familièrement dans leurs mains. C’est le soir surtout