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dans sa direction même opposée à la vérité. Le propre du jeu, en effet, c’est de n’intéresser à lui que l’organe ou la faculté qu’il exerce et de laisser indifférent le reste de l’être ; le jeu est le mouvement qui se rapproche le plus de la simple action réflexe ou instinctive, et, d’autre part, tout jeu, tout exercice facile et rapide d’un organe déterminé tend par l’habitude à se transformer en action réflexe. On connaît l’histoire de ce violoniste qui jouait dans un orchestre et qui, ayant perdu la conscience dans un accès de vertige épileptique, continuait néanmoins de faire exactement sa partie : tous ses organes, et probablement ses nerfs auditifs eux-mêmes, continuaient mécaniquement leur jeu ; tout vibrait encore en lui, excepté, la vie et la conscience en leur profondeur, qui s’étaient désintéressées et endormies. Beaucoup d’artistes ressemblent à ce musicien qui ne jouait qu’avec les doigts ; beaucoup de dilettanti, eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressaillir la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est le contraire même de l’art ; rien de moins compatible avec le sentiment vrai du beau que le dilettantisme blasé, pour lequel toute impression se restreint à une sensation plus ou moins raffinée, se réduit à une simple forme intellectuelle, à une fiction fugitive, pur instrument de jeu pour l’activité. Tout ce qui glisse ainsi sur l’être sans le pénétrer, tout ce qui laisse froid (suivant l’expression vulgaire et forte), c’est-à-dire tout ce qui n’atteint pas jusqu’à la vie même, demeure étranger au beau.

La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait aux conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes corrections. Résumons les principales. Selon M. Spencer et son école, l’idée du beau exclut : 1° ce qui est nécessaire à la vie ; 2° ce qui est utile à la vie ; 3° elle exclut même en général tout objet réel de désir et de possession pour se réduire au simple exercice, au simple jeu de notre activité. Selon nous, au contraire, le beau, se ramenant en somme à la pleine conscience de la vie même, ne saurait exclure l’idée de ce qui est nécessaire à la vie ; la première manifestation du sentiment esthétique, c’est le besoin satisfait, la vie reprenant son équilibre, la renaissance de l’harmonie intérieure, et c’est là ce qui fait la beauté élémentaire des sensations. De même, le beau, loin d’exclure ce qui est utile, présuppose l’idée d’une volonté accommodant spontanément les moyens aux fins, d’une activité cherchant à dépenser le minimum de force pour atteindre un but. De là résulte la beauté des mouvemens. Pour être beau, un ensemble de mouvemens a besoin qu’on lui reconnaisse une certaine direction dominante ; il