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généreusement par des contrebandiers en des circonstances analogues, — et même la simple trouvaille d’une source sur le flanc d’une montagne désolée. La saveur d’une belle pêche est belle comme sa couleur et sa forme. Peut-être en général la soif satisfaite fournit-elle un plaisir plus délicat, plus esthétique que la faim ; elle produit en effet une réparation plus immédiate ; lorsque toutes deux se trouvent jointes et sont contentées à la fois, le plaisir est porté à son maximum. Les sensations du goût ont si bien un caractère esthétique qu’elles ont donné naissance à une sorte d’art inférieur : l’art culinaire. Ce n’est pas seulement par plaisanterie que Platon comparait ensemble la cuisine et la rhétorique.

Les parfums saisis par l’odorat ont la même valeur que l’arôme saisi par le goût. La parfumerie, elle aussi, est une sorte d’art, qui d’ailleurs reste bien au-dessous de la nature même. — « A-t-on jamais dit : une belle odeur ? » demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Italie sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers, » si souvent chantée par V. Hugo, les Landes sans l’odeur excitante des forêts de pins[1].

Les sensations auxquelles s’applique le plus exactement le mot beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisans : l’œil n’est

  1. Un professeur me racontait qu’un jour, en ouvrant un vieux dictionnaire, l’odeur toute particulière de papier jauni qui s’en exhala suffit à évoquer devant lui sa jeunesse passée sur les livres, ses innombrables veillées occupées à tourner les feuillets salis ; puis, l’image s’agrandissant, il revit son collège, sa maison, ses parens, un âge entier de sa vie, et tout cela enveloppé en quelque sorte de cette odeur acre des livres, dans laquelle il respirait son passé même.