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de tout temps considérée comme une qualité esthétique, un moyen pour un sexe de captiver l’autre. Le jugement féminin est peut-être sur ce point plus sûr que celui de nos savans.

Déjà nous avons beaucoup agrandi la définition du beau donnée par MM. Grant Allen et Spencer. Mais l’esthétique ne commence-t-elle vraiment qu’avec le jeu ? Tout ce qui est sérieux en nous cesse-t-il d’être beau ? Toute action qui a un but en dehors d’elle-même, toute action utile ne peut-elle nous apparaître comme belle ? On se rappelle avec quel soin M. Spencer sépare le beau de l’utile. M. Grant Allen est plus précis encore : suivant lui, tout ce qui n’est pas fait expressément en vue d’un jeu de nos organes ou de notre imagination, tout ce qui n’est pas de l’art pour l’art est dépourvu de beauté ; on peut sans doute admirer une œuvre savamment adaptée à tous les besoins, comme une halle, une gare, etc. ; mais tout cela ne saurait être beau. En systématisant la pensée de MM. Spencer et Grant Allen, il faudrait dire que la caractéristique d’un objet beau, c’est ou de n’avoir pas de but ou d’avoir un but simulé et imaginaire. La beauté consiste avant tout dans l’inutilité, dans une sorte de tromperie que nous nous faisons à nous-mêmes : le sculpteur s’amuse avec son marbre et son ciseau comme le jeune lionceau avec la boule de bois placée dans sa cage. Aussi un objet beau ne répond-il jamais à un véritable besoin et ne peut-il exciter en nous ni désir ni crainte. Si une statue nous rendait amoureux comme Pygmalion, le but de l’art serait manqué ; de même, toute la beauté d’un drame tient à la fiction, et si les grandes scènes en étaient réalisées sous nos yeux, elles nous épouvanteraient. Ce qui est réel et vital exclurait donc par soi-même la beauté.

Selon nous, une théorie aussi exclusive ne peut se soutenir. Une œuvre utile, comme un pont, un viaduc, un vaisseau, a une beauté propre qu’elle tire de son utilité même. Dire avec certain réaliste que les Halles centrales de Paris sont le plus splendide monument de l’architecture moderne, c’est assurément aller un peu loin ; mais refuser, tout caractère esthétique à la disposition des parties en vue d’une fin, c’est se rejeter dans un excès contraire. M. Grant Allen, sans peut-être le savoir, tombe dans l’erreur de Kant : ce dernier, à force de séparer le beau de l’utile, finissait presque par l’opposer au rationnel et en venait à dire qu’une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu’une jolie femme, parce que nous concevons et imposons à tout visage humain un type de beauté trop nécessaire et trop raisonné. L’architecture, un art que M. Grant Allen oublie trop, fut à l’origine tout utilitaire ; même maintenant, pour qu’un édifice nous plaise, il faut encore qu’il nous paraisse accommodé à son but, qu’il justifie pour notre esprit l’arrangement de ses parties.