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distinguerons-nous l’un de l’autre ? Selon M. Grant Allen, le jeu serait « l’exercice désintéressé des fonctions actives (course, chassé, etc.), » l’art, celui des fonctions réceptives (contemplation d’un tableau, audition de la musique). Cette définition, qui enlève à l’action tout caractère esthétique, nous semble inacceptable. Il s’ensuivrait qu’un mouvement gracieux ne serait tel que pour les yeux des spectateurs et ne causerait aucun plaisir d’artiste à celui qui l’exécute. Les mouvemens rythmés, la danse, perdraient en eux-mêmes toute valeur esthétique. En outre, distinguer la pure sensation de l’action est presque impossible : toute perception suppose un jeu de muscles et non pas seulement de nerfs ; l’œil juge la distance par des sensations musculaires ; l’organe vocal et les muscles de l’oreille nous fournissent des élémens essentiels dans l’appréciation du son. Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu’en nous cela seul est esthétique qui est passif. Au contraire, dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre ; le poète, le musicien, le peintre éprouvent un plaisir suprême à créer, à imaginer, à produire ce qu’ils contemplent ensuite. L’auditeur lui-même ou le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif, qu’il a une personnalité plus tranchée, que l’œuvre admirée est pour lui un sujet plus riche de pensées propres et comme un germe d’actions possibles. Lire un roman, c’est le vivre en une certaine mesure, à tel point que, si nous le lisons tout haut, nous tendons à mimer par le ton de la voix, quelquefois par le geste, le rôle des personnages. Dans une salle de théâtre, les acteurs ne sont pas les seuls à jouer la pièce ; les spectateurs aussi la jouent pour ainsi dire intérieurement : leurs nerfs vibrent à l’unisson, et lorsque le principal héros épouse à la fin de la pièce quelque amante adorée, on peut dire que toute la salle ressent un peu de son bonheur. En général, la vivacité du plaisir esthétique est proportionnée à l’activité de celui qui l’éprouve : un exécutant et un artiste inspirés jouissent donc eux-mêmes plus que leurs auditeurs. Le jeu des muscles, lorsqu’il est modéré, loin de contrarier le plaisir esthétique, y entre comme élément. L’art est action non moins que passion.

Ainsi nous voyons s’effacer la distinction établie par l’école de l’évolution entre le jeu et l’art. Dirons-nous donc que tout jeu renferme des élémens esthétiques ? Cette doctrine est plus conséquente, et elle est vraie. Le jeu, en effet, est l’art dramatique à son premier degré. Même quand il est purement physique, il est une mise en œuvre de la force et de l’adresse, deux qualités essentiellement esthétiques : l’impuissance et la gaucherie ont en elles-mêmes quelque chose de laid et de grotesque. Au fond, ce n’est pas sans raison que la supériorité dans les jeux de force ou d’adresse a été