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qu’on doit renoncer à civiliser ces fils du désert, qu’on n’en viendra à bout qu’en les exterminant. Cette politique de bouchers ne mérite pas qu’on la discute ; si l’art de gouverner consistait à supprimer du jour au lendemain tout ce qui nous gêne, les Iroquois et les cannibales des îles Fidji seraient nos maîtres dans cette belle science. Toutefois un voyageur allemand de grand renom, M. Rohlfs, qui a rendu un éclatant hommage à l’œuvre remarquable accomplie par la France dans sa colonie africaine, nous accuse de trop ménager les indigènes : « Pourquoi, dit-il, hésite-t-on encore à les refouler, alors qu’une expérience de quarante années a démontré qu’ils ne veulent pas devenir Français, qu’ils n’entendent ni respecter ni aimer la loi française et qu’ils sont décidés à repousser la civilisation ? » M. de Tchihatchef nous reproche au contraire de les avoir traités avec trop de rigueur après l’insurrection de 1871. Ils ont été désarmés ; on leur enleva 350,000 hectares des meilleures terres, et les tribus révoltées durent payer une contribution de guerre de 36 millions de francs. M. de Tchihatchef augure plus favorablement, des Arabes que M. Rohlfs. Il remarque qu’en moins de quatre ans, quarante-sept tribunaux nationaux ont pu être supprimés, parce qu’ils prennent de plus en plus l’habitude de s’adresser aux tribunaux français, « dont ils apprécient l’impartialité et l’humanité, qu’ils sont bien loin de prendre pour de la faiblesse[1]. » Ce qui est certain, c’est que, pendant bien des années encore, la première condition, pour gouverner l’Algérie, sera d’avoir un peu d’esprit et beaucoup d’autorité. Dans l’Inde, les Anglaisent rarement besoin de recourir à la force ; mais on peut craindre que, si jamais la révolution qui couve silencieusement dans les têtes vient à éclater, la force ne soit impuissante à la réprimer. En Algérie, les moyens de rigueur sont d’un emploi journalier et d’une nécessité évidente ; mais il ne faut pas s’exagérer l’importance des insurrections partielles qui peuvent se produire. « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous, » disait le Christ à ses disciples. — Vous aurez toujours parmi vous des insurgés, peut-on dire aux colonisateurs de l’Algérie. Bou-Amema n’est pas un accident, c’est un symptôme.

On ne peut avoir des colonies sans s’exposer à avoir quelques soucis, et les peuples qui n’aiment pas les aventures ni les tracas, les peuples qui ont l’esprit de ménage et concentrent volontiers leurs affections sur leur pot-au-feu, font bien de renoncer aux établissemens lointains, aux comptoirs et aux métairies d’outre-mer. Cependant le monde est ainsi fait que les nations qui n’ont pas de colonies rêvent d’en avoir, tandis que celles qui en ont accusent la dureté de leur sort. Dès qu’une tribu se soulève dans le Tell ou dans le Sahara, beaucoup de Français se prennent à regretter qu’on ait conquis Alger, et dès que les Russes

  1. Espagne, Algérie et Tunisie, lettres à Michel Chevalier par P. de Tchihatchef ; Paris, 1880, page 461.