Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un placement définitif, par quoi seront-ils remplacés ? Aussi voit-on les sociétés financières, dont les forces sont épuisées, pousser avec ardeur à la création et à la multiplication d’un nouveau genre d’établissemens, de caisses qui se consacreront exclusivement à faire des reports, et par toutes les voix de la presse, on pousse le public à porter son argent à ces établissemens secourables.

Vain palliatif : les capitaux qu’on pourra réunir dans les caisses de reports ne compenseront jamais que dans une très faible proportion l’argent que les versemens sur l’emprunt, la négociation des obligations sexennaires, les emprunts étrangers et les appels de fonds des sociétés déjà existantes retirent journellement du marché. L’argent se raréfie donc constamment, et, par une conséquence forcée, il renchérit. Bien que la Banque n’ait pas modifié le taux de l’escompte depuis neuf mois et qu’ils ne rencontrent pas encore la concurrence du papier commercial, les reports se sont graduellement élevés : sur la rente française elle-même, ils dépassent déjà le revenu du titre ; ils nécessitent donc de la part de l’acheteur un sacrifice mensuel. Qu’un certain nombre de spéculateurs, par lassitude ou par découragement, renoncent à conserver plus longtemps des titres qui coûtent au lieu de rapporter, leurs ventes, en se multipliant, pourraient déterminer un mouvement de baisse irrésistible. Si l’affaiblissement de l’encaisse de la Banque contraint notre grand établissement à élever le taux de l’escompte, le prix des reports s’élèvera dans la même proportion, et la spéculation se trouvera aux prises avec des difficultés insurmontables.

Le marché français est donc à la merci de l’imprévu. Les faits commerciaux aussi bien que les événemens politiques peuvent exercer sur lui une action irrésistible. La spéculation devra porter la peine de ses entraînemens, de ses imprudences et de ses folies ; tôt ou tard la situation se dénouera par le retour des titres sérieux au prix que la logique et le calcul leur assignent et par la disparition des valeurs de mauvais aloi et des sociétés mal engagées. Cette liquidation, inévitable s’opérera-t-elle par une secousse brusque et violente, par un effondrement soudain ou par une baisse lente et graduelle qui épurera le marché sans le bouleverser ? C’est le secret de l’avenir, mais on nous permettra de conclure que l’heure de la prudence a sonné pour tout le monde.


CUCHEVAL-CLARIGNY.