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que dirigeait Philippon, l’inventeur de la poire qui eut tant de succès pendant le règne de Louis-Philippe. Au milieu de ses occupations, Ernest Le Marié trouvait moyen de faire son droit et de n’obtenir que des boules blanches à ses examens ; bon latiniste, en outre, il traduisait Horace en vers français et ne se rebutait pas devant les impossibilités de la tâche. La destinée ne lui permit pas de donner à ses facultés le développement qu’elles comportaient. La vie de province le saisit, l’administration de ses biens le détourna de la voie littéraire, la goutte le terrassa dès sa jeunesse, et il est mort inconnu, quoiqu’il ait eu en lui tout ce qu’il fallait pour acquérir une notoriété de premier titre. Nous vivions côte à côte, fraternellement, noircissant du papier, peignant des scènes moyen âge sur les carreaux de nos fenêtres, faisant des scénarios de drame et menant une existence à la fois laborieuse et gaie dans notre petit appartement, dont le souvenir est revenu à Gustave Flaubert lorsqu’il a écrit l’Éducation sentimentale. Les amis d’Ernest Le Marié étaient devenus les miens, et ces amis furent d’une telle qualité, que je lui en ai gardé une reconnaissance que rien n’a jamais affaiblie. C’est là, dans notre logis commun du quai Napoléon, que s’est formé le groupe au milieu duquel j’ai vécu, dont l’affection n’a pas eu de défaillance, et qui souvent m’a réconforté pendant les heures pénibles. Les liens qui se nouent au début de la jeunesse, que resserrent les idées communes et la rectitude des sentimens, sont indissolubles : j’en ai fait, j’en fais encore l’expérience. Un jour de mars 1843, pendant que Le Marié bredouillait la Marche funèbre de Beethoven sur son piano et que je rimaillais, nous entendîmes un coup de sonnette, violent, impérieux, le coup du maître. Je vis entrer un grand garçon avec une longue barbe blonde et le chapeau sur l’oreille. Ernest Le Marié me dit : « Je te présente un de mes amis d’enfance, un de mes camarades de collège, c’est le vieux seigneur ! de son vrai nom, il s’appelle Gustave Flaubert. »


MAXIME DU CAMP.