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rappelant les recommandations du chevalier Jaubert, je suivais attentivement, sur les cartes d’Arrow Smith, la route où je comptais m’engager pour retrouver les traces du héros macédonien. Nous décidions alors, sans tenir compte des obstacles possibles, que Louis m’accompagnerait dans ma visite au vieux monde ; nous ne doutions pas alors que ce rêve ne pût se réaliser. Les dieux ne l’ont point voulu ; j’ai voyagé sans cet ami qui me fut cher entre tous, et c’est un regret dont l’amertume n’est pas encore effacée.

Ce séjour dans une ferme perdue au milieu des bois, loin de tout contact et de tout plaisir, ne me fut point inutile :

Ami, je suis la solitude,


disait à Alfred de Musset cet orphelin vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère. Aux jours de mon enfance, j’avais désiré vivre dans une île déserte ; il s’en fallait de peu que ce vœu ne fût accompli. Là, j’appris que l’homme peut se suffire à lui-même ; qu’il n’est besoin ni de chevaux, ni de soupers, ni de filles à falbalas pour être heureux ; j’appris que le travail bien distribué est une bonne nourriture intellectuelle, que les confessions que l’on se fait loyalement à soi-même sont amères, mais fructueuses, et j’appris aussi que, de tous les sentimens qui font battre le cœur de l’homme, l’amitié est le moins fragile et le moins douloureux. Regardée de loin et d’une façon en quelque sorte abstraite, la vie se révèle. On voit la grande route où se pousse la foule des ambitieux, des affamés, des jouisseurs et des aventuriers ; on s’y heurte, on s’y renverse, on s’y piétine ; on ne touche au but entrevu, — quand on y touche, — qu’à la force du poignet et à la rapidité de la course. A côté, on aperçoit le petit sentier parallèle, étroit et peu foulé, où marchent les sages, les désintéressés, les amoureux de l’art que tourmente un besoin maniaque de production, que satisfait l’œuvre et non le bruit, qui ne se lassent jamais d’apprendre et qui contemplent avec une curiosité un peu ironique les combats dont ils sont les témoins. Le choix n’est pas douteux pour les esprits que l’ambition n’a pas visités ; — on prend le petit sentier et on n’a jamais à s’en repentir.

Je revins à Paris au mois de février 1843, dès que j’eus touché barre à mes vingt et un an ; je me présentai à l’heure convenue, à l’heure des échéances, et je fis cette observation digne de M. de La Palisse, qu’il est plus agréable de contracter des dettes que de les payer. En même temps que j’acquittais les billets souscrits pour mes sottises, qui alors m’apparaissaient grossies de tout l’argent qu’elles me coûtaient, je fus appelé par la conscription. Je tirai au sort, et j’amenai spirituellement le numéro 42. Ma haute taille me fit