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qui courait au danger avec une sorte d’ivresse, et celui qui se dominait assez pour analyser ses impressions, les retenir et les mettre en récit : phénomène dont il a été un exemple complet. Comme tant d’hommes qui ont impunément traversé les volées de mitraille et les ouragans de cavalerie, il devait mourir des suites d’un accident banal. Au mois de mars 1862, — il était alors chef d’escadron, — il tomba de cheval dans un manège ; la chute fut grave, si grave, que le pauvre Molènes rendit son âme au dieu des batailles qu’il avait toujours adoré. Parmi les écrivains de notre temps, il fut un type spécial, une sorte de chevalier errant des lettres et des armes, un peu à l’étroit dans une époque trop précise pour ses aspirations, trompé par la destinée, car il eût voulu périr l’épée en main, dans une action d’éclat qui eût immortalisé son nom, et il finit obscurément dans une petite ville de province où l’avait placé le hasard de la vie militaire.

Quand il nous quitta pour toujours, il y avait déjà quatorze ans qu’Henri Rolland de Villarceaux, son cousin d’Isis, était mort ; ils avaient été très liés ensemble, et cependant il n’y avait entre eux aucun rapport de talent, de caractère et d’allure. Henri Rolland était un petit homme d’apparence chétive, extrêmement spirituel, délicat dans ses goûts, d’expression très fine, de manière distinguées, légèrement railleur et timide. Pendant que Molènes entrait en heurtant les portes, lançait son chapeau sur la table, s’asseyait bruyamment, distribuait des poignées de main trop secouées et ne modérait guère les éclats de sa voix, Henri Rolland se faufilait le long des murs, échangeait un sourire avec ses amis, choisissait la place la plus humble et semblait écouter. Mais lorsque la conversation généralisée lui permettait de prendre la parole, il commandait l’attention, et les plus beaux causeurs étaient forcés de se taire devant lui. Il était ingénieux, et son esprit toujours en recherche, lui faisait apercevoir dans des œuvres déjà étudiées mille détails qui avaient échappé aux plus perspicaces. Il eût été un critique incomparable, supérieur à ceux qui, de notre temps, ont eu de hautes réputations. Sa famille le destinait, je crois, à une de ces carrières administratives qui s’ouvrent par le surnumérariat et se ferment comme une impasse, dans le cabinet d’un chef de bureau. Il regimba, car, lui aussi, il ne voulait qu’écrire et il donna une preuve immédiate, sinon de son talent, du moins de ses aptitudes. A peine sorti du collège, en 1840, il publia l’Ecolier dans les Français peints par eux-mêmes. Se voir imprimé à dix-neuf ans, lire son nom à côté de ceux de J. Janin, de Balzac, de Théophile Gautier, c’était une bonne fortune qui eût pu lui tourner la tête. Il eut une déconvenue qui calma son enthousiasme. Il avait calculé que le prix de