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comprenait rien aux explications qu’on lui donnait, avait oublié les règles de la grammaire et prenait un air naïf pour demander si La Fontaine avait traduit la Psyché d’Apulée, ou si, au contraire, Apulée avait traduit la Psyché de La Fontaine. Ce qui ne nous empêchait pas, lorsque nous étions ensemble, d’essayer de mettre en vers français le Prométhée d’Eschyle. Au bout de six mois, les répétiteurs et M. de Cormenin étaient domptés. Louis paraissait attristé et riait dans sa barbe. Nicolopoulo lui fit des adieux touchans et pour l’encourager au travail lui donna l’Introduction à l’étude de la langue grecque, par le père Bonaventure Giraudeau. Sur le premier feuillet il écrivit son nom en belles majuscules grecques et s’en alla pour ne jamais revenir près d’un élève aussi récalcitrant. L’honnête Bipif ne resta pas plus longtemps avec son écolier ; on s’aperçut qu’il était en correspondance avec un certain Pinel, qui était quelque chose à la préfecture de police. M. de Cormenin se hâta de s’en séparer, et il ne fut plus question de l’École normale. On décida alors que Louis ferait son droit ; il y mit une sage lenteur et finit cependant par être licencié.

La suppression des répétiteurs donnait à Louis plus de liberté ; nous en profitions pour faire ce que nous appelions un peu arbitrairement des études d’art, c’est-à-dire pour suivre les ventes publiques qui, alors, avaient lieu rue des Jeûneurs ou place de la Bourse, à l’hôtel Bullion. Il y eut cette année-là, — 1842, — trois ventes célèbres : la vente de Bruges-Dumesnil, la vente Lesueur, la vente Chéronnet. — J’ai vu là défiler sous mes yeux des objets de haute curiosité, des armes, des ivoires, des meubles italiens, des verreries de Venise, des gemmes dignes de figurer dans les plus riches musées. C’est à la vente Lesueur, composée d’armes et d’armures, que je rencontrai Roger de Beauvoir, qui y assistait assidûment. Il venait de publier le Chevalier de Saint-George ; je m’étais permis de lui en parler, et la connaissance avait été bientôt faite. Roger de Beauvoir, que son roman l’Ecolier de Cluny avait rendu célèbre en 1832, avait alors trente-trois ans, et il était dans toute sa beauté. D’une élégance recherchée, portant mieux que personne les redingotes à larges revers en velours qui étaient de mode à cette époque, il avait grand air et bonne façon ; avec sa barbe noire, ses longs cheveux frisés par des mains habiles, l’éclat de son sourire, son regard joyeux, il ressemblait à ces jeunes seigneurs vénitiens que Paul Véronèse a assis à la table des Noces de Cana. Il était renommé pour ses bonnes fortunes, ses excentricités et sa vie tapageuse. C’était un des demi-dieux de la littérature romantique, et je le regardais avec une certaine admiration. Le demi-dieu, du reste, était d’accès facile