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Ces événement avaient laissé des traces profondes dans l’esprit du chevalier Jaubert, moins cependant que l’aspect même des pays qu’il avait visités. Il ne tarissait pas sur la beauté des paysages orientaux, et plus- d’une fois j’ai surpris de l’émotion sur son visage lorsqu’il me parlait des palmiers de Bédreschein, des bords du Nil, des montagnes d’Erzeroum et des coteaux boisés que l’on voit de Trébizonde. Souvent il me disait : « En France, nous manquons de soleil, rien n’est beau que par la lumière ; ici, tout est brumeux et comme obscur. » Il avait ses regrets et aussi ses rêveries. « Ah ! me disait-il, si j’avais votre indépendance et votre âge, je partirais, je dirais adieu à cette vieille Europe où tout est prévu, où les idées comme les routes sont tirées au cordeau. Je m’en irais en Orient, je suivrais l’itinéraire d’Alexandre, et je rapporterais de mon voyage une somme d’impressions, d’observations, de connaissances qui ne me seraient pas inutiles. Quand vous aurez terminé vos études, allez-vous-en, traversez la Méditerranée, débarquez où vous voudrez, en Égypte, en Syrie, en Asie-Mineure, peu importe et poussez devant vous ! Il est bon, quand on est jeune, de marcher à l’aventure, de se mêler aux nations étrangères et de voir d’autres hommes que ses compatriotes. Partez ; si les hasards de votre route vous conduisent en Arménie, allez jusqu’à Bayezid, regardez, en pensant à moi, la citerne abandonnée où j’ai souffert pendant de longues semaines, et, si je vis encore, rapportez-moi un bouquet de noisettes cueilli dans les jardins du gouverneur, car la bonne Arménienne qui s’était intéressée à moi, lorsqu’elle se penchait le soir au-dessus du caveau où j’étais emprisonné, me jetait quelques noisettes que je mangeais avec plaisir. »

J’ai toujours cru que les conversations du chevalier Jaubert avaient, plus que tout autre chose, déterminé ce goût des voyages qui a été la passion, — la seule passion, — de ma jeunesse. C’est à lui que je dois d’avoir étudié les livres orientaux et d’avoir regardé dans le trésor des traditions musulmanes. Je n’ai point oublié cet homme savant, cet homme de bien, cet homme à la fois héroïque et simple, pour lequel l’accomplissement du devoir était en quelque sorte une vertu naturelle ; ce n’est pas sans émotion, encore aujourd’hui, que je me rappelle l’hospitalité intellectuelle que sa bonté m’avait offerte. En 1850, dix ans après l’avoir rencontré, je me dirigeais vers l’Arménie, où je ne pus parvenir. À cette heure, le chevalier Jaubert n’était plus. Après qu’une justice tardive pour tant de services rendus l’eut appelé à la pairie en 1841, il était mort en 1847, laissant un impérissable souvenir à ceux qui l’ont connu[1].

  1. La fille unique du chevalier Jaubert, aujourd’hui réunie à son père, avait épousé M. Dufaure, qui lui-même vient de mourir (Juin 1881).