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d’autre part, au général Sébastiani, qui était alors ambassadeur de France à Constantinople. Le sentiment qu’il avait inspiré à l’Arménienne n’aurait été sans doute qu’une distraction à sa captivité, qui fut très dure, si la mort n’était intervenue pour le délivrer. Une caravane venant du Diarbékir entra à Bayezid et y apporta la peste. Mahmoud-Pacha mourut ; son fils Achmet-Bey, qui avait pris sa place, fut emporté peu de jours après. Les Kurdes étaient consternés et disaient : « C’est parce que l’on persécute ce voyageur chrétien que l’ange exterminateur nous frappe sans relâche. » Sur ces entrefaites, des ordres de la Sublime-Porte arrivèrent, auxquels le nouveau gouverneur de Bayezid, Ibrahim-Pacha, n’osa résister. On devait rendre immédiatement le chevalier Jaubert à la liberté et lui restituer tous les objets qui lui avaient été enlevés. « J’éprouvai alors, me disait-il, une sensation d’ineffable volupté. — De vous sentir enfin libre ? — Non, de pouvoir changer de costume, car depuis quatre mois je n’avais pas quitté le même vêtement. »

Le chevalier Jaubert continua sa route et arriva sans encombre à Téhéran, où il s’acquitta de la mission qui lui avait été confiée. Il séjourna en Perse pendant plus de deux années ; il faisait la grimace en parlant du fameux vin de Schiraz. Mais avec quelle admiration il décrivait le vieil Ispahan et les ruines de Persépolis ! Il regrettait de n’avoir pu relever les inscriptions accompagnées de figures qui sont sur les rochers de Bissoutoum et de Kirmanchah ; puis il revenait à ses chères légendes et me racontait l’histoire de Kosrou Parvis et de la belle Schirin. Avec ce guide si sûr et si instruit, je plongeais dans le monde des Mille et une Nuits et je m’y délectais. En souriant, je l’appelais Scheherazade, et cela ne lui déplaisait point. Lorsqu’il revint vers l’Europe, il s’arrêta quelque temps à Constantinople et y fut témoin des incidens qui précédèrent et suivirent l’avènement de sultan Mahmoud. La mort de sultan Sélim, celle de sultan Moustapha, n’avaient point apaisé les janissaires, qui s’insurgeaient contre le nouveau système militaire que l’on essayait d’introduire dans l’armée ottomane. Ils renversèrent leurs marmites et marchèrent contre l’ennemi public. Pour eux, l’ennemi public, c’était Moustapha-Pacha-Barïactar, qui, détrônant sultan Moustapha, avait proclamé sultan Mahmoud. Moustapha-Pacha-Barïactar fut brûlé dans sa tour avec sa favorite et son kisslar-aga (chef des eunuques noirs). Le calme se rétablit, et les janissaires redevinrent les maîtres. Le chevalier Jaubert était persuadé que c’est pendant cette révolte que sultan Mahmoud, réfugié, tremblant au fond du vieux Seraï, s’était juré de détruire la milice qui dressait et brisait les trônes à son gré. Il se tint parole ; on put s’en apercevoir le 15 juin 1826.