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Alexandre aux deux cornes, l’Alexandre légendaire et fabuleux tel que l’ont chanté les poètes persans. C’était le dieu de la guerre ; ses conceptions dépassaient les limites du monde ; il étouffait en Égypte, il étouffait en France, il étouffait en Europe, il eût étouffé dans l’univers. Malgré ses victoires, malgré ses conquêtes, il a toujours regardé du côté de l’Orient ; il y avait là quelque chose de mystérieux et d’insondé qui l’attirait. Il avait des agens qui parlaient de lui aux peuplades barbares ; les Druzes l’ont pris pour l’incarnation d’Ali ; les montagnards du Caucase l’ont appelé, et les quatre millions de Bédouins qui vivent libres, sans maîtres, au-delà du Djebel-Hauran, entre le Jourdain et l’Euphrate, étaient prêts à lui obéir, car ils avaient été pratiqués par un certain Levantin, nommé Lascaris, qui était son homme et son envoyé secret. Moi-même j’ai été chargé d’une mission confidentielle auprès de Feth-Ali-Chah, qui était roi de Perse. »

Il me raconta alors, avec les mille détails où se complaisent les héros des aventures oubliées, qu’en 1804 Napoléon l’avait expédié en Perse, où il devait négocier directement avec « le roi des rois » un traité d’alliance qui assurât à la France la coopération des armées persanes dans le cas où nous aurions la guerre avec la Russie. Le voyage était périlleux ; la Porte Ottomane ne permettait à aucun Européen de pénétrer dans ses provinces d’Asie-Mineure ; le chevalier Jaubert fut donc obligé de se déguiser en marchand arménien et de prétexter un pèlerinage à Erivan pour traverser le pays des Kurdes et franchir les frontières de Perse. Malgré bien des alertes et plus d’un danger, on était arrivé sain et sauf à Bayezid. Là commandait Mahmoud-Pacha, qui coupait volontiers la tête de ses parens et qui semble n’avoir eu que peu de respect pour les traditions de l’hospitalité musulmane. Il organisa un guet-apens dans lequel tomba le chevalier Jaubert à la frontière même du territoire persan. Le malheureux voyageur fut garrotté et ramené à Bayezid ; on le conduisit à la citadelle, qui était un vieux château fort construit au temps de la conquête de l’Arménie par Bajazet Ilderim ; après l’avoir dépouillé des objets précieux, de l’argent, des papiers dont il était porteur, on lui passa une corde sous les aisselles et on le descendit dans une sorte de citerne desséchée, où il resta quatre mois. À ce point de son récit, le chevalier Jaubert devenait un peu confus : discrétion ou modestie ? je ne sais. Il laissait comprendre plutôt qu’il ne disait qu’une jeune Arménienne, parente du gouverneur de la citadelle, s’était intéressée à lui et que souvent elle s’approchait du trou qui servait d’orifice à sa prison. Le cœur des femmes compatit volontiers aux souffrances des prisonniers ; il me paraît évident qu’on lia partie et que Jaubert put ainsi faire parvenir des lettres adressées, d’une part, au shah de Perse lui-même, et,