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perpétuelles, il y avait en lui une douceur d’expression et une force contenue qu’il était difficile de ne pas aimer. Je le sentais si indulgent, si paternel, qu’oubliant la différence d’âge qui aurait dû me rendre plus réservé, je l’avais pris pour confident de mes rêveries. Avec une bonté sans égale, il m’avait demandé de lui lire quelques-uns de mes vers. Il secouait la tête en les écoutant, un sourire dont la bienveillance n’effaçait pas l’ironie effleurait ses lèvres ; lorsque j’eus fini, il me dit : « Plus de facilité que de talent » il ne peut guère en être autrement à votre âge ; expression trop précise, pensée trop confuse ; vous êtes comme tous les jeunes gens, vous manquez de réflexion, ça viendra plus tard. » Il se mit alors à me parler des poètes orientaux ; pour la première fois j’entendais les noms de Chanfara, de Sâadi, d’Imr’oul Keis ; les fragmens qu’il me récitait me transportaient de joie. Il s’animait lui-même, un souffle de jeunesse revenait en lui. Il me disait : « Tout peut se dire en deux mots, tout peut se faire comprendre en deux vers. Écoutez ce cri désespéré d’un homme qui aime ; c’est un distique, un simple distique de Sâadi et, bien prosaïquement, cela s’appelle : le Chameau. « — Si près de toi et pourtant si loin de toi, — comme le chameau qui porte les outres et qui meurt de soif ! » — Cela ne vaut-il pas toutes les jérémiades, toutes les violences, toutes les invraisemblances du romantisme ? » — Je me hasardai à lui parler des Orientales de Victor Hugo ; il me répondit avec un léger haussement d’épaules : « Faire des orientales sans connaître l’Orient, c’est faire un civet sans avoir de lièvre, » J’étais indigné, mais n’en laissai rien paraître.

Que d’heures fructueuses j’ai passées à l’écouter, lorsqu’il me disait les légendes musulmanes, l’histoire de Joussouf-ben-Jacoûb, de Soliman-ben-Dâoud » de Balkis, fille de Hadhad, mère de Menilek, et qui était la reine de Saba ! mais combien plus encore j’étais intéressé lorsqu’il me racontait ses propres aventures ! Je le contemplais avec vénération, car il avait été le témoin d’événemens qui semblent plutôt tenir de la fable que de la réalité. Il n’avait pas encore vingt ans qu’il partait pour l’Égypte avec Bonaparte en qualité d’interprète des langues orientales. Pendant toute l’expédition, il ne quitta pas le jeune général, qui rêvait alors de conquérir l’Orient et d’établir à Constantinople le centre de ses empires. Djezzar-Pacha et sir Sidney Smith brisèrent son rêve à Saint-Jean-d’Acre. Le chevalier Jaubert était avec lui aux Pyramides, à la révolte du Caire, à Jaffa, au Mont-Thabor ; à ses côtés, il présidait le divan ; avec lui il revint en France, et assista au coup de main du 18 brumaire. Un jour qu’il venait de me parler longuement de la conquête de l’Égypte par l’armée française, je lui dis : « Qu’était-ce que Bonaparte à cette époque ? » Il me répondit : « C’était Iskender Doulkarneim, c’était