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souveraine, il dit avec ce flegme qui était le caractère distinctif de sa nature : « Combien de temps dure la perpétuité en France ? »

Il y eut dans cette condamnation une étrange coïncidence ; elle se produisit au moment même où l’on rapportait en grande pompe « sur les bords de la Seine, » la dépouille mortelle de celui dont le prince Louis-Napoléon Bonaparte était le légitime héritier. Pendant que le condamné allait partir pour ce qu’il appela « l’université de Ham, » le grand vaincu qui dormait son éternel sommeil sur le rocher de l’Atlantique revenait à bord d’un navire que commandait un fils de Louis-Philippe. Tous les poètes, grands et petits, célébrèrent cet événement. Je n’y manquai pas et j’adressai au prince de Joinville une pièce de vers détestables qu’il eut l’esprit de ne pas lire. Il avait alors pour secrétaire de ses commandemens son ancien précepteur, M. Trognon, auquel pensa, dit-on, Victor Hugo, lorsqu’il fit dire à don César de Bazan, dans Ruy-Blas :

Il m’envoie une duègne, affreuse compagnonne,
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne.


M. Trognon m’écrivit une lettre courtoise dans laquelle il m’engageait à travailler ; le conseil n’avait rien de superflu. Le peuple de Paris, chez lequel les souvenirs de l’empire vibraient avec une extrême énergie, attendait impatiemment le jour des funérailles ; tout de suite, avec ses habitudes invétérées de rhétorique, il avait trouvé un mot pompeux et il disait : « les cendres » de l’empereur, ainsi que l’on doit dire en style noble. Ce jour se leva enfin, le 1er décembre 1840, j’en ai rarement vil de plus glacial. Un vent de nord-est avait balayé le ciel ; la Seine charriait des glaçons, il gelait à 14 degrés.

Dès le matin, avant l’aube, j’êtais parti et j’avais été prendre place, en haut de l’Avenue de la Grande-Armée, au-dessous du pont de Neuilly. La troupe de ligne et la garde nationale, se faisant face, étaient en haie de chaque côté de la longue route qui va de Neuilly à l’Hôtel des Invalides et que le cortège devait parcourir. Les marins qui avaient été chercher les restes de Napoléon à Sainte-Hélène entouraient l’énorme catafalque dressé sur un char gigantesque. Le premier détachement de matelots qui parut, précédant le corbillard, était commandé par un lieutenant de vaisseau, grand, de tournure martiale, portant toute sa barbe noire, et qui s’appelait de La Paquerie ; on le prit pour le prince de Joinville et on l’acclama. Le prince, monté sur un cheval blanc, le grand cordon rouge en sautoir, venait derrière le char ; on ne put se méprendre et il fut applaudi à outrance. Le peuple criait : « Vive l’empereur ! » les soldats de la ligne criaient : « Vive le roi ! » La garde nationale criait : « A