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qui, chez Alfred de Vigny, compromet souvent le prosateur ; en revanche, son vers procède librement : serré, nerveux, très personnel, sans maniérisme. Théophile Gautier, qui ne se gênait pas pour renommer Éloa comme le poème le plus achevé que nous possédions, accusait Vigny de ne donner parfois à la rime que le nécessaire : il aurait souhaité davantage. Nous ne pensons pas que ce soit avec raison. À se régler sur une poétique ayant cours aujourd’hui, bien rimer serait l’art suprême. Que dis-je ? bien rimer ne suffit plus ; il faut le mieux, le tour de force, l’impossible. En bon poète, prétendait Malherbe, n’est pas plus utile à l’état qu’un bon joueur de quilles. Au lieu de poète, mettez rimeur, et vous touchez le vrai. C’est, en effet, un pur casse-tête chinois : on jongle avec des assonances. Je ne nie point que la chose ait son charme, mais c’est un intérêt spécial, une virtuosité in minimis, dont tout poète doit avoir acquis le secret, de même que tout musicien doit savoir manier la modulation, et qui cesse de compter en dehors du sonnet, des arabesques et lorsqu’il s’agit d’aborder la grande poésie lyrique ou dramatique. Lamartine ne rime point ou rime mal et pourtant, récitez-vous certaines pages des Harmonies, certaines églogues virgiliennes de Jocelyn et dites si quelque chose manque à cette poésie enchanteresse, s’il est une seule des acquisitions de la muse actuelle que vous regrettiez de n’y point voir. Les véritables maîtres chevilleurs sont les classiques, et Musset, visant Hugo, touche Racine. Personne, en effet, à l’exception de Boileau, ne s’entend mieux que l’auteur d’Andromaque à piquer au bout de son hexamètre un participe présent en manière d’amorce pour piper la rime de l’alexandrin qui suit. Quant à Victor Hugo, ses chevilles à lui échappent à l’œil du simple lecteur ; il faut pour les découvrir l’investigation savante de l’initié, de l’adepte ; tant elles se rattachent étroitement à tout l’ensemble du morceau dont elles forment partie adhérente et inhérente. C’est de haut et de loin, à dix et quinze vers de distance, que le maître mesure son effet et le prépare ; il se dit qu’à tel endroit il aura besoin de telle rime, et ce mot pour lequel les naïfs comptent sur l’inspiration, ce mot décisif et résolutif, coup de marteau sur l’enclume sonore d’où va jaillir l’étincelle électrique, — il s’arrange de façon à l’amener à l’aide d’une série de vers incidens ayant leur intérêt particulier et déguisant sous le pittoresque et l’individualité apparente de leur désinvolture, le rôle d’auxiliaire que l’un d’eux, — le dernier, — est appelé à remplir. N’importe, le procédé, pour être merveilleusement appliqué, n’en trahit pas moins ses défauts à la longue. Avec Musset, la subjectivité de l’écrivain est bien autrement intéressante à étudier que les sujets qui l’occupent et dont il