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Mais si je ne puis louer les prétentions de l’école naturaliste au style et si je ne puis accepter la manière dont elle entend le mot, je ne puis nier, d’autre part, qu’elle ait raison au fond. L’observation directe de la nature ; — incontestablement, s’il est un moyen de renouveler le lieu-commun, c’est celui-là.

Nos lecteurs sans doute ont encore toute présente à l’esprit la belle étude qu’ici même, il y a quelques semaines, M. Montégut consacrait à la mémoire d’Alfred de Musset. Entre autres remarques, M. Montégut, parlant du Spectacle dans un fauteuil et de cette jolie fantaisie, A quoi rêvent les jeunes filles, faisait observer comme le poète, en les retrempant à leur source et les baignant dans la nature ambiante, avait rafraîchi, rajeuni, renouvelé toutes ces éternelles comparaisons ou métaphores du langage de l’amour. C’est le procédé de tout poète. C’était le procédé de Virgile quand il imitait les alexandrins dans ses Bucoliques et les cycliques grecs dans son Enéide : c’était le procédé de Shakspeare quand il s’appropriait la littérature de nos cours d’amour, les chansons italiennes et les chansons provençales. Mais vous voyez comme les exemples concourent à prouver ce que nous avancions. Le thème était à tout le monde, le poète le marque à son signe, et comment s’y prend-il ? Est-ce en cherchant laborieusement des combinaisons de sons inusitées, ou des images imprévues ? Non pas, mais au contraire, et c’est en retournant à la source commune où tout le monde pouvait puiser comme lui.

On prétend quelquefois qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et on a raison ; mais quiconque réfléchira verra bien que, quand rien n’est nouveau, c’est exactement comme si tout était toujours nouveau. L’homme ne change pas, mais, à chaque génération, les hommes se renouvellent. Il se peut que le progrès ne soit qu’un mot, mais au moins le mouvement est un fait. Et si les choses restent éternellement les mêmes, il y a comme un perpétuel déplacement de point de vue. L’idéal de l’humanité ne diffère pas sensiblement d’avec lui-même, encore moins la réalité de cette vie quotidienne, mais ce sont d’autres hommes qui viennent prendre leur part de la vie, et ce sont d’autres imaginations qui rêvent du même idéal. C’est pourquoi le lieu-commun n’est jamais si commun ni la banalité jamais si banale. Il suffira toujours, pour intéresser les hommes, de leur parler d’eux-mêmes, et d’eux-mêmes tels qu’ils sont dans le temps précis qu’on en parle. Certainement Manon Lescaut n’empêchera jamais personne, pour peu qu’il en soit capable, d’écrire la Dame aux camélias. Lieu-commun encore, s’il en fut, que l’histoire de la courtisane amoureuse, mais lieu-commun qui sera neuf toutes les fois que l’artiste ira directement le reprendre, dans la réalité voisine et dans la nature environnante. Il n’y a de banal, au mauvais sens du mot, que les types dont le modèle a cessé d’être sous nos yeux, c’est-à-dire dont nous ne pouvons pas soumettre la