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encore pu traiter brillamment la matière, c’est parce qu’ils y ont introduit des moyens nouveaux et des inventions ingénieuses ? Je prétends, au contraire, que ce qui leur permet d’être originaux après le chef-d’œuvre et de s’inspirer de Molière sans le copier, c’est la force de la situation et l’éternelle vérité du sujet. L’invincible répugnance des Agnès et des Rosine pour les Arnolphe et les Bartholo, mais l’invincible attrait des Horace et des Almaviva pour les Rosine et les Agnès, voilà le thème, banal s’il en fut et tant qu’il vous plaira, mais inépuisable, et inépuisable, non pas quoique banal, mais parce que banal. C’est parce qu’il est vieux comme le monde qu’il est toujours nouveau. C’est s’il était d’une invention plus récente qu’il offrirait moins de ressources et qu’il eût été plus promptement usé.

Lieu-commun, vous dis-je, encore et toujours lieu-commun ! Aussi bien, quoi de plus naturel ? Un lieu commun, dans l’entière acception du mot, n’est-ce pas le lieu, comme dirait un géomètre, où viennent se rencontrer l’expérience universelle et l’universel bon sens ? Et donner à cette expérience une forme, une voix à ce bon sens, n’est-ce pas justement le propre du génie ?


Ainsi, le vaste écho de la voix du génie,
Devient du genre humain l’universelle voix,


parce qu’il a dit clairement ce que la voix du genre humain balbutiait et qu’il a prononcé la parole magique où tout le monde a reconnu ce que tout le monde voulait exprimer, sans y pouvoir parvenir, propter egestatem linguæ.

Ç’a été, dans ce siècle même, une grande erreur de l’école romantique, la plus grande peut-être, que de décréter qu’on se mettrait désormais l’imagination à la torture pour inventer du neuf. Ils ont cru que pour se tirer, comme ils disaient, de l’ornière classique, c’était la singularité, l’exception, la difformité, difformité physique ou difformité morale, qu’il fallait représenter sur la scène et dans le roman. Ils n’ont pas fait attention que tout le monde a les yeux au-dessous du front, le nez au milieu du visage, la bouche au-dessous du nez, et que pourtant d’imperceptibles modifications des mêmes traits suffisaient à engendrer la diversité des physionomies humaines. Est-il besoin d’avoir une loupe sur la joue gauche ou une tache de vin sur la droite pour qu’un homme soit reconnaissable d’avec un autre homme ? Et confondons-nous deux femmes ensemble parce qu’elles n’ont ni gibbosité, ni boiterie qui les signale à notre attention ? Mais il est encore bien plus vrai que de moindres modifications, au moral, suffisent à diversifier les caractères et les personnes. Certes, il est plus facile de fabriquer, en dehors de toute observation du réel, et Dar la seule force d’une imagination systématique, des Marie Todor et