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chaussé d’ojotas, sorte de sandale en cuir qu’il fabrique lui-même, il résiste aux marches les plus rudes et oppose aux privations une obéissance aveugle à ses chefs, une patience à toute épreuve qui compensent l’absence d’ardeur guerrière et de patriotique enthousiasme. Solide au feu, il meurt, mais ne plie pas. Habitué aux courses de montagnes et aux sables du désert, il franchit sans hésiter de grandes distances, se nourrit de peu, ingénieux à suffire à ses besoins, d’ailleurs très limités.

Moins nombreuse, mais plus enthousiaste, l’armée péruvienne se compose d’élémens différens. L’instruction y est supérieure. Les continuelles révolutions ont militarisé la population. Excellens cavaliers, bons piétons, d’une bravoure brillante, les officiers et les soldats péruviens ne mettaient pas en doute le succès. Ils voyaient dans la guerre entreprise une sorte de promenade militaire destinée à réduire l’arrogance du Chili, dont ils méprisaient l’esprit mercantile et dont ils tenaient l’armée en médiocre estime. Depuis vingt-cinq ans, le Chili, toujours en paix, n’avait pas eu l’occasion de l’aguerrir et lui avait imposé des réductions successives. Par contre, la discipline, la moralité et l’instruction technique régnaient parmi ses troupes ; les cadres étaient bons, et les hommes valides ne faisaient pas défaut.

Pour les causes que nous avons indiquées, les efforts du Chili s’étaient portés de préférence du côté de la marine. Elle se composait de deux frégates cuirassées, le Blanco Encalada et l’Almirante Cochrane, portant chacune six canons de 300, de quatre corvettes, d’une canonnière, la Magallanes, de deux pontons et de dix transports. Le Pérou disposait, lui, d’une escadre au moins égale : quatre vaisseaux cuirassés : la frégate Independencia, le monitor Huascar, les batteries flottantes Atahualpa et Manco-Capac, deux frégates, l’Union, l’Apurimac, une goélette, le Pilcomayo, deux pontons et six transports. De part et d’autre, les équipages étaient solides et bien exercés, les officiers à la hauteur de leur tâche.

Mais le Chili avait pour lui une organisation administrative supérieure et une excellente situation financière. Celle du Pérou était déplorable, le trésor vide, le crédit nul, La rente péruvienne, émise à Londres à 74, était déjà tombée deux ans avant la guerre à 14. Une légion de fonctionnaires épuisait le pays. Victimes de révolutions incessantes, ils se hâtaient de s’enrichir pendant leur courte gestion, et, remplacés par d’autres non moins âpres au gain, ils étaient encore retraités pour le reste de leurs jours aux frais de l’état. Leurs veuves et leurs enfans avaient droit à des pensions. Une partie de la population vivait des rentes que l’état lui faisait, et l’état, sans cesse obéré, voyait chaque année ses ressources diminuer et ses charges s’aggraver.