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maximes générales et banales qui constituent à chaque époque, sous l’empire des mêmes mœurs, le fond de la morale courante, dissimule en partie ces divergences d’opinions ; mais quand on compare différentes époques, différentes civilisations, la diversité éclate. Le progrès des études historiques et des observations géographiques l’a mise en telle évidence qu’on reconnaît aujourd’hui la nécessité de juger les actions humaines, non plus d’après nos idées, considérées comme l’expression de la morale universelle et immuable, mais d’après les idées reçues dans les divers milieux où ces actions se sont accomplies.

C’est donc vainement qu’on se flatterait d’avoir mis la morale au-dessus de toute contestation parce qu’on l’aurait dégagée de toute idée métaphysique. On n’aurait fait que l’affaiblir et la livrer sans défense aux fantaisies individuelles en la privant de ses appuis nécessaires. Il faut revenir à la morale naturelle, telle qu’on l’a toujours entendue, telle que l’ont reconnue toutes les religions et toutes les sociétés ; à la morale de la pure raison, mais de la raison n’abdiquant aucun de ses principes et ne retranchant rien de son domaine. Les principes métaphysiques de la morale ne lui sont point extérieurs ; ils font corps avec elle ; ils l’éclairent et ils en sont éclairés ; ils assurent son empire sur les âmes en même temps qu’ils gagnent à sa lumière une nouvelle force de persuasion. Elle ne progresse enfin que par eux comme ils ne progressent que par elle : le progrès moral a toujours été uni à une conception plus haute et plus pure de la Divinité, et le progrès religieux a toujours été préparé par une conception plus pure et plus haute du bien et du devoir. Il suffit de rappeler les antécédens de la morale chrétienne dans la philosophie grecque et l’influence toujours persistante du christianisme sur le développement des idées morales dans les sociétés modernes.

Nous pouvons, en effet, invoquer sans scrupule l’exemple et l’autorité du christianisme dans une discussion qui ne porte que sur la morale naturelle. Le christianisme, soit qu’on lui attribue ou qu’on lui refuse une origine et une action surnaturelles, a toujours fait appel à la conscience et à la raison plus encore qu’à la foi dans ses enseignemens moraux et dans ses discussions avec ses adversaires sur le terrain de la morale. Ses préceptes de conduite sont indépendans de ses mystères ; ils sont les mêmes pour toutes les communions chrétiennes ; ils sont acceptés, sous le nom même de morale chrétienne, de vertus chrétiennes, par des hommes que leur foi religieuse ou leurs convictions philosophiques tiennent en dehors du christianisme[1]. C’est vainement, d’ailleurs, qu’on prétendrait

  1. C’est ce que reconnaissait hautement, il y a quelques années, un membre éminent du parlement hollandais appartenant à la religion israélite. défendant le principe d’un enseignement moral parement laïque, il consentait à laisser introduire dans le programme de cet enseignement les mots de « vertus chrétiennes ; » car, disait-il, « comme ces mots n’expriment pas les dogmes chrétiens,, mais les vertus chrétiennes, nous, Israélites, pouvons les admettre, parce que tout homme, même non chrétien, doit avouer que les vertus chrétiennes sont les principes qui doivent guider l’homme dans la vie, à quelque religion qu’il appartienne. Aussi longtemps que la vertu sera l’objet de la morale, aussi longtemps que la culture des vertus chrétiennes signifiera enseignement de cette morale que le christianisme manifeste et qu’il porte au fond de lui-même, tous nous pouvons accepter cet enseignement, à quelque culte que nous appartenions. » (Discussion de la loi sur l’enseignement primaire à la chambre des députés de Hollande. — Discours de M. Godefroi, cité par M. Paul Bert, dans son discours du 4 décembre 1880 à la chambre des députés de France.)