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pas le point de départ. Il ne trouve ainsi dans sa doctrine aucune lumière pour tracer de véritables règles de conduite. Ses préceptes les meilleurs ne sont que des conseils de prudence. Ils ne s’élèvent jamais jusqu’au devoir.

M. Spencer se félicite cependant d’être d’accord sur plus d’un point, dans ses préceptes comme dans ses théories, avec la morale ordinaire, et il répond d’avance, dans sa préface, aux critiques intolérans ou moroses qui refuseraient de lui savoir gré de cette coïncidence. Il rappelle que, du temps des bûchers, l’orthodoxie religieuse se contentait d’une soumission extérieure. Maintenant qu’on ne brûle plus, on exagère les moindres dissidences entre la prétendue orthodoxie et la prétendue hétérodoxie ; quiconque se sépare sur quelque point de la foi commune est classé aussitôt, en dépit de ses déclarations les plus formelles, parmi les matérialistes, les athées et les fauteurs de doctrines immorales. Nous n’avons aucun goût pour l’intolérance dogmatique et nous cherchons plus volontiers ce qui rapproche les doctrines que ce qui les sépare ; mais, en morale surtout, il faut craindre qu’un accord apparent ne cache une opposition radicale sur le fond des choses. On a souvent remarqué que les préceptes pratiques des épicuriens étaient à peu près les mêmes que ceux des stoïciens : Montesquieu a pu cependant, avec quelque raison, attribuer aux premiers une grande part dans la corruption du monde antique et célébrer les fortes doctrines des seconds comme un dernier effort de la nature humaine pour échapper à la décadence des institutions et des mœurs. On peut retrouver chez les sages du paganisme tous les préceptes dont on fait honneur au christianisme : pourquoi ces préceptes ont-ils eu, dans la prédication chrétienne, une puissance de propagation et une action sur les âmes qu’ils n’avaient jamais possédées dans l’enseignement des plus grands philosophes ? C’est qu’il s’agit moins en morale de donner de bons conseils que de les appuyer sur des principes certains et sur une autorité décisive. Or les principes et l’autorité font surtout défaut à la morale évolutionniste, Elle peut s’élever chez M. Spencer à des conclusions plus générales et plus sûres que les inductions des utilitaires sur les résultats possibles ou probables de chaque action. ; mais, en dehors de l’espérance ou de la crainte de ces résultats, elle n’a rien à opposer aux passions ; elle ne peut rien déduire du principe même du devoir ; elle ne peut rien prescrire qui ait l’autorité du devoir.

M. Spencer est d’ailleurs un esprit trop pénétrant et trop sincère pour exagérer l’accord entre sa morale et la morale commune. Il insiste en toute occasion sur ce qui fait à ses yeux la nouveauté de ses préceptes : c’est qu’ils sont une réaction salutaire contre les excès de l’esprit d’abnégation et de sacrifice. Ces excès, suivant lui,