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Il est permis de se demander si, même à ce degré suprême de perfection, toute idée de devoir aurait réellement disparu ; si l’homme de bien, le saint, qui n’aurait pas eu besoin, pour agir, de la considération du devoir, perdrait toute conscience du devoir accompli, toute idée de la loi à laquelle il aurait spontanément obéi. Lors même qu’il serait possible de concevoir ainsi l’humanité idéale, parvenue tout entière au terme de son évolution, une telle conception ne saurait servir de règle pour l’humanité réelle, à quelque hauteur qu’elle ait pu s’élever dans une partie des individus qui la composent. Ces parfaits honnêtes gens, qui pourront se passer pour eux-mêmes de l’idée du devoir, pourront-ils également s’en passer dans leurs rapports avec les autres hommes, moins avancés qu’eux dans l’évolution morale ? N’auront-ils aucun conseil à donner, aucun jugement à former, aucune réclamation à élever sur des circonstances ou sur des actes où l’idée du devoir aura encore une place nécessaire ? Enfin combien de degrés dans l’échelle de la vertu avant de s’élever jusqu’à ces natures sublimes qui ne connaîtraient jamais ni hésitations, ni scrupules, ni luttes intérieures d’aucune sorte dans la plus haute et la plus complète pratique du bien ? Ici, le devoir seul, par ses commandemens et par ses menaces, détourne du mal et obtient quelques bonnes actions ; là, dans la plupart des actes, le devoir est observé sans qu’il ait fait entendre sa voix impérative ; l’idéal serait réalisé s’il ne survenait telle circonstance où la vue claire du bien s’obscurcit, où de chers intérêts, des passions violentes, des sophismes spécieux ne permettent plus de compter sur la bonté de la nature. Plus haut encore, tout près de l’idéal, rien de ce qui est une obligation pour le commun des hommes n’est accompli par devoir, mais l’héroïsme ou la sainteté transforme en de simples devoirs ce qui paraîtrait aux meilleurs le dernier effort de la vertu. Partout, en un mot, le devoir réclame sa part dans l’évolution de la moralité.


VI

Rien ne saurait donc remplacer le devoir, pour les âmes les plus hautes comme pour les plus basses. Or, quelle autorité reste au de voir dans la morale de M. Spencer ? La conscience, telle qu’il la définit, n’est que « le contrôle de certain sentiment ou de certains sentimens par un autre sentiment ou par plusieurs. » Les mobiles supérieurs auxquels appartient ce contrôle ne sont eux-mêmes que la transformation de sentimens sans valeur morale : la double crainte