Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces sentimens acquièrent insensiblement une valeur propre en dehors des lois positives et des sanctions extérieures qui ont contribué à leur donner naissance, et eux-mêmes donnent naissance à un sentiment plus raffiné où ils trouvent une nouvelle sanction : le remords de leur avoir désobéi. La transmission héréditaire affermit encore l’empire de ces sentimens ; ils prennent l’apparence de règles innées, et il semble qu’ils soient pour chacun l’objet d’une intuition naturelle et nécessaire. Telle est, suivant M. Spencer, « la genèse de la conscience morale. » Les sentimens moraux, loin d’être des sentimens primitifs, se dégagent peu à peu des sentimens suscités par le respect ou par la crainte des autorités sociales, et aujourd’hui encore ils ne s’en sont dégagés qu’incomplètement. Nous nous laissons diriger par la force héréditaire de beaucoup de maximes qui ont leur origine dans les coutumes les plus barbares et dans les superstitions les plus grossières. L’évolution morale a pour effet d’épurer ces sentimens, de leur donner pour objet, non ce qui a pu autrefois, dans un certain état social, être considéré comme le meilleur, mais ce qui est vraiment le meilleur dans l’état actuel, au double point de vue de la complexité croissante des intérêts individuels et des intérêts collectifs.

Parmi ces sentimens, il en est un qui est le sentiment moral par excellence : c’est celui de l’obligation. Quelle est la « genèse » de ce sentiment dans la doctrine de M. Spencer ? L’obligation morale implique deux choses : une idée de supériorité et une idée de coercition attribuées à certains motifs. Ces deux idées seront attachées peu à peu aux motifs qui ont exercé dans l’opinion des hommes, dans les prescriptions religieuses, dans les coutumes et dans les lois, l’empire le plus général et le plus constant, sous les sanctions les plus propres à laisser une trace durable et héréditaire dans les imaginations. Elles tendent à se dégager, comme les sentimens moraux eux-mêmes, des causes particulières qui ont contribué à les produire pour ne s’attacher qu’aux motifs les plus élevés et les plus complexes, qui peuvent seuls exercer un contrôle éclairé et efficace sur les mobiles inférieurs. Ainsi prend naissance le sentiment propre de l’obligation ; mais il n’émerge du milieu des autres motifs que pour s’affaiblir aussitôt et pour tendre à disparaître : « Le sentiment du devoir ou de l’obligation morale est transitoire et doit diminuer à mesure que la moralisation s’accroît. » Les sentimens moraux, en prenant leur caractère propre, en s’élevant de plus en plus au-dessus de la crainte d’une contrainte extérieure, politique, religieuse ou sociale, perdent la forme impérative ou coercitive ; ils se font obéir naturellement et sans effort. « Le véritable honnête homme, que l’on rencontre quelquefois, non-seulement ne songe, pas à une contrainte légale, religieuse ou politique, lorsqu’il