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n’ont pu remplir ces devoirs mêlés de tant d’amertume sans sentir quel vide leur absence ferait dans la vie. Une vertu sort de nous quand nous perdons une occasion de souffrir.

Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur,


a dit un poète, et ce mot est plus profond et plus vrai que toutes les déductions de la philosophie du plaisir.


IV

Tous les utilitaires ont cherché un passage du bonheur personnel au bonheur général. M. Spencer, par une série de considérations très ingénieuses, a trouvé ce passage dans la doctrine de l’évolution. L’évolution de l’individu appelle nécessairement l’évolution sociale ; l’évolution sociale appelle non moins nécessairement l’évolution totale de l’humanité. A mesure que les relations se multiplient et s’étendent entre les hommes, le bonheur de chacun dépend de plus en plus du bonheur de tous. Non pas qu’il faille jamais absorber le premier dans le second : « Si la maxime : « Vivre pour soi » est fausse, la maxime : « Vivre pour les autres » l’est aussi. » Poussées à leurs dernières conséquences, les deux maximes aboutiraient à des contradictions et à des impossibilités manifestes. Il faut entre elles un compromis, qui devient de plus en plus facile à mesure que l’évolution générale se rapproche de son terme. Ce compromis s’est déjà en grande partie réalisé de lui-même, si l’on en croit M. Spencer. Tous les progrès des sociétés modernes ont eu pour effet d’étendre et de mieux assurer pour chacun les conditions du bien-être en protégeant par de meilleures garanties les intérêts de tous. « Si nous considérons ce que signifient l’abandon du pouvoir aux masses, l’abolition des privilèges de castes, les efforts pour répandre l’instruction, les agitations en faveur de la tempérance, l’établissement de nombreuses sociétés philanthropiques, il nous paraîtra clair que le souci du bien-être d’autrui s’accroît pari passu avec le souci du bien-être personnel et les mesures prises pour l’assurer. » L’égoïsme et l’altruisme tendent d’ailleurs à se transformer avec le progrès de l’évolution. A mesure que disparaîtront les causes d’infortune et les occasions de conflits, les hommes auront moins besoin de pourvoir au soulagement des maux d’autrui et de veiller à leur propre défense. Ils seront unis surtout par une sympathie générale qui trouvera dans le bonheur d’autrui une satisfaction personnelle. « Ainsi, sous sa forme dernière, l’altruisme consistera dans la jouissance d’un plaisir résultant de la sympathie que nous avons pour