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Placé entre un âge littéraire qui finit et une période qui commence, homme du monde à la fois et poète précurseur du romantisme, Alfred de Vigny devait naturellement avoir recueilli beaucoup de souvenirs. Il nous en donne quelques-uns et sur les coryphées du moment et sur les représentans d’un passé qu’il a en quelque sorte touché du doigt. À ce compte, certains de ses crayons peuvent encore nous intéresser, par exemple cette figure de Baour-Lormian si complètement disparue et qu’il invoque à nos yeux d’un air plein d’émotion : « Il y avait vingt ans que je ne l’avais vu. Il était alors bien entouré, bien logé, menait une vie qui semblait heureuse et aisée. Il donna à Victor Hugo, Emile Deschamps, Latouche et moi, un dîner élégant. Une jeune femme anglaise et sa fille vivaient avec lui, l’entouraient de soins et de respect. Il avait accueilli avec enchantement mes premiers poèmes, il m’aimait, et je fus assez léger pour n’y plus retourner, entraîné par la camaraderie et parce que mes amis, Hugo, Emile, s’étaient brouillés avec lui pendant que j’étais à mon régiment. Aujourd’hui je le retrouve logé dans un petit appartement des Batignolles, démeublé, froid et triste. Le pauvre homme est seul à présent : cette jeune femme est morte, sa fille est morte, il est aveugle ; il m’entrevoit à peine ; cependant sa figure a de la sérénité, son sourire est plein de douceur et de cette naïveté enfantine qui n’appartient peut-être qu’aux poètes. On sent en lui encore un amour sincère et passionné des lettres. « Je fais, m’a-t-il dit, des poésies bibliques dans le genre de votre Fille de Jephté. » Sa mémoire est si bonne qu’il se rappelle le petit poème du Somnambule que je récitai alors chez lui. On lui a peu à peu retiré les pensions de l’empire, il vit avec le souvenir de ses succès passés, parle d’Omasis dont le succès fut européen, se souvient de son Ossian et de sa Jérusalem délivrée, son grand ouvrage, et sourit en songeant à leur immortalité. »

Parmi les figurans de cette heure crépusculaire se classe également Alexandre Guiraud, l’auteur d’une élégie sentimentale dont toutes les Abeilles du Parnasse ont gardé la mémoire, et d’un roman mystique intitulé Flavien : « C’était un homme qui tenait de l’écureuil par sa vivacité et il semblait toujours tourner dans sa cage. Ses cheveux rouges, son parler vif, gascon, pétulant, embrouillé, lui donnaient l’air d’avoir moins d’esprit qu’il n’en avait en effet, parce qu’il perdait la tête dans la discussion et s’emportait à tout moment hors des rails de la conversation, mais très sensible, très bon, très spirituel, doué d’un sens pratique très élevé. » C’était surtout un chevalier du trône et de l’autel, un romantique à tendances, et, voyez le guignon, de ceux-là, nul ne se souvient ; les seuls qui surnagèrent de ce