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passagère et sublime marionnette appelée l’homme. L’Angleterre a cela de bon qu’on y sent partout la main, de l’homme. Tant mieux, partout ailleurs la nature stupide nous insulte assez.

« Il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême bien fait du mal. L’extrême mal ne fait pas de bien.

« Il n’y a pas un homme ; qui ait le droit de mépriser Les hommes. »

« 31 décembre. Minuit, 1831. — L’année expire enfin ; cette douloureuse année a soufflé sur nous le choléra et les guerres de toute nature. Tout ce qui m’est cher a été préservé. Étranger à toutes les haines, j’ai été heureux dans toutes mes affections. Je n’ai fait de mal à personne, j’ai fait du bien à plusieurs ; puisse ma vie entière s’écouler ainsi ! »

Dans la variété de ses pensées, il y en a de toutes couleurs ; quelques-unes, purement psychologiques, d’où se dégage la nature de l’individu ; d’autres, esthétiques et jetant des lueurs sur l’artiste.

« La beauté souveraine n’est-elle pas cachée toute formée derrière quelque voile que nous soulevons rarement et où elle se retrouve ? Inventer, n’est-ce pas trouver ? Invenire ! »

Dans l’antiquité grecque, en effet, poète avait signifié chercheur ; dans notre moyen âge, il se traduisait par le mot de trouveur ; dans le réveil littéraire de la restauration, il semble se rapprocher de l’idée et du mot de chercheur. En ce sens, nul mieux qu’Alfred de Vigny ne mériterait le titre de poète, car s’il n’a pas toujours trouvé, du moins a-t-il vaillamment et studieusement cherché sans cesse. Ce journal que nous feuilletons, nous montre à chaque pas son intelligence en travail de rayonnement ; tantôt c’est le scénario d’une tragédie antique, tantôt l’esquisse d’un poème ou d’une fable.

« Étant malade aujourd’hui, j’ai brûlé, dans la crainte des éditeurs posthumes, une tragédie de Roland, une de Julien l’Apostat et une d’Antoine et Cléopâtre, essayées, griffonnées, manquées par moi de dix-huit à vingt ans. »

Cette idée de Julien continua pourtant de le préoccuper, comme elle a du reste préoccupé nombre d’esprits sans réussir jamais à se fixer. Il s’y reprend, continue à rêver d’un drame « dont Julien serait le héros et Daphné l’héroïne. » Et c’est sous la rubrique de Daphné qu’il inscrit tout ce qui a trait à cette idée :

« Julien commence un poème ; dans les intervalles, il dirige le monde et gagne des batailles. Il donne le poème à un de ses amis, Libanius, en mourant ; un vers lui coûte plus que le plan d’une bataille… Julien poussa l’idée chrétienne jusqu’au dépérissement