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ses personnages étaient suspendus ; mais de ces personnages, lequel était une personne, lequel paraissait vivre, c’est-à-dire différer de tout autre, car nul être vivant n’a de semblable en ce monde ? Le bourgeois était un bourgeois quelconque et, partant, si j’ose dire, ce n’était aucun bourgeois. Les trois jeunes filles étaient trois jeunes filles ; les trois jeunes gens, trois jeunes gens ; les trois petites dames, trois petites dames : allez donc les reconnaître avec ce signalement ! Vous ne pouvez les reconnaître, ni même les rencontrer, car ces gens-là n’existent pas : toute créature a sa marque spéciale, et seuls deux pantins peuvent avoir le même nez. Le Drame de la gare de l’Ouest n’est ni plus ni moins qu’une pièce de pure intrigue : une fois le sujet trouvé dans le monde contemporain, l’auteur ne s’est plus mis en peine de regarder autour de lui ; son œuvre ne lui a pas coûté un effort d’observation ; aussi ne contient-elle pas une parcelle d’humanité. Mais, dit-on, est-ce bien parce que c’est une pièce d’intrigue que le Drame de la gare de l’Ouest a piteusement échoué ? n’est-ce pas plutôt parce que l’intrigue n’en est pas neuve ? A mon tour, je demanderai s’il reste encore des intrigues neuves ; je vous jure, en tous cas ; que le public ne s’en inquiète guère. S’avise-t-il seulement, ce public tant calomnié, que ce voyage d’agrément rappelle en maintes situations le Réveillon de MM. Meilhac et Halévy ? Nullement ; ou du moins, s’il s’en aperçoit, il n’en témoigne aucune mauvaise humeur, et combien il a raison ! Qu’importe que le cadre soit à peu près le même, si le tableau ou le dessin est neuf et joli ? Tant mieux peut-être si le cadre déjà connu ne vous distrait pas de l’ouvrage ! Le meilleur cadre au théâtre est souvent un passe-partout.

Ce qui nous plaît dans le Voyage d’agrément, c’est justement ce qui manquait dans le Drame de la gare de l’Ouest : c’est l’amusante justesse d’une observation malicieuse. Les personnages sont vraisemblables dans une situation qui ne l’est pas ; leurs discours sont humains, dans quelque posture qu’ils se trouvent : vox hominem sonat ; il semble même, tant ils ont de naturel et d’aisance, qu’ils n’aient pu s’exprimer autrement. Le rôle de Suzor est tenu par M. Adolphe Dupuis, ce merveilleux comédien, qui s’incarne de si bonne grâce dans les personnages les plus divers ; mais encore, pour s’incarner, faut-il trouver de la chair : tout le talent de M. Dupuis n’animerait pas un mannequin. Examinez, s’il vous plaît, le détail du dialogue : vous verrez que M. Gondinet a dépensé dans ce vaudeville la monnaie de plusieurs comédies ; et l’on croirait vraiment que cela ne lui a rien coûté : car telle est, en quelque sorte, la bonhomie de son esprit, qu’il pose en passant un joli mot au bout d’une phrase sans qu’il paraisse seulement y avoir touché.

Et maintenant regretterons-nous que M. Gondinet se soit mis en frais pour orner de telles variations le thème de MM. Bisson et Sylvane ? Non sans doute, et ce n’est pas nous qui lui reprocherons sa complaisance pour des confrères novices. D’ailleurs, en donnant beaucoup, M.