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tableaux bien connus de Raphaël et du Titien. Ce Saint Jean qui prêche et ces belles femmes qui reposent couchées, ce sont des figures d’étude rehaussées par une idée préconçue, exaltées par le dessin ou par le coloris. Il ne faudrait donc pas céder à une première impression qui nous porterait à ne voir dans cet ordre d’ouvrages que des nudités provocantes ou simplement inutiles. En dépit de productions pour lesquelles on peut toujours être sévère, les figures d’étude sont au premier chef des œuvres d’art : tout dépend du sentiment qu’y porte l’artiste et du talent qu’il y déploie. Du reste, elles comptent parmi ce que le Salon renferme de meilleur. qu’y a-t-il qui soit d’un dessin plus précis et plus fin, d’un art plus délicat que l’Ondine de M. Lefèvre ? On la voudrait dans un milieu plus recueilli que ne peut l’être celui d’une exposition nombreuse : c’est un morceau de galerie. Et que dire du Saint Jérôme et de la Nymphe de M. Henner ? Le succès n’ajoute rien à leur mérite. Le sujet et la forme sont identifiés l’un à l’autre : c’est toujours un art supérieur. Quel aspect frappant ! quelle exécution puissante ! quelle vérité et cependant quelle abstraction hautaine et hardie de tout ce qui appartient aux réalités inférieures ! On dirait même d’autres couleurs, tant le maître a fait la matière à son usage. En toute sûreté d’esprit, on peut transporter la peinture de M. Henner, soit dans la tribune du Musée des offices, soit dans le salon carré du Louvre : elle y tiendra sa place, elle y disputera les regards.

Nos peintres ont exposé cette année un grand nombre de beaux portraits et, tout compte fait, c’est là, croyons-nous, qu’est la force du Salon. Réunir en un groupe les artistes auxquels nous sommes redevables de ces importans ouvrages, nommer MM. Bonnat, Baudry, Carolus Duran, Cabanel, Hébert, Giacomotti, Machard, Mlle Jacquemart avec MM. Jalabert, E. Lévy, Goupil, Delaunay, Paul Dubois, Humbert, J.-P. Laurens, J. Lefebvre, Cot, Bastien-Lepage, Ferrier, Debat-Ponsan, Ronot, c’est assez justifier notre pensée. Que d’œuvres, en effet ! Et cette masse de talens n’est-elle pas imposante ? On reconnaît encore aujourd’hui que, si le portrait a ses spécialistes, il est en même temps un art dans lequel les peintres, quel que soit d’ailleurs le genre qu’ils cultivent, ont l’ambition de se produire et d’exceller. Certes, la force d’excitation qui réside dans la nature est puissante, mais elle est impérieuse surtout dans la tête humaine, dont la vue a le privilège d’éveiller tant d’idées et de sentimens. À combien d’observations et de commentaires ne prête-t-elle pas ? C’est un monde que la physionomie de l’homme ; c’est un sujet inépuisable de réflexions pour la foule comme pour les délicats. S’il est un art entre tous qui ne puisse être traité à la légère, c’est assurément celui qui, dans une seule image, doit nous montrer un visage et un esprit.